I) Présentation
1XVIème siècle : les guerres de religion conditionnent le devenir politique de toute l’Europe. C’est dans ce contexte troublé que naît William Allen à Rossall dans le Nord Ouest de l’Angleterre1. Catholique, il s’efforce de rester discret sous le règne d’Edouard VI mais choisit ouvertement la carrière ecclésiastique sous la politique de la catholique Marie I. En 1558, l’avènement d’Elisabeth I, la fille d’Henri VIII et d’Anne Boleyn, influencera définitivement la vie du futur légat. En effet, la Reine affirme son attachement aux réformes religieuses de son père et impose l’Eglise d’Angleterre2. Excepté de 1532 à 15653 où sa santé l’oblige à revenir en Angleterre, il est alors contraint de se lancer dans une vie d’apatride4 dans le royaume de France alors en proie à sa première guerre de religion. Les travaux parus sur le cardinal relatent scrupuleusement l’existence trépidante de cette figure britannique. Cependant, plus qu’un homme d’Eglise, Allen représente le symbole de l’exilé, défendant l’institution traditionnelle de l’Eglise et du Pape à travers son action et ses écrits5. Réfugié, Allen débute son parcours idéologique dans une France tiraillée entre protestants et catholiques servant de terrains d’opposition entre l’Angleterre, l’Espagne et la Papauté. La part émotionnelle liée au sort des catholiques, depuis qu’Elisabeth I règne, conditionne l’évolution des analyses de l’ecclésiastique. De plus, Allen est un érudit et se tient au fait de la littérature contestataire qu’elle soit d’origine protestante ou non. Au moment où il écrit ses premières œuvres, de grandes satires sont déjà parues sur le pouvoir royal féminin qui visent soit Marie Stuart, soit Elisabeth Tudor. La position d’Allen se dessine autrement en créant d’abord une réflexion luttant contre la souveraineté de la reine. Le jésuite parfait sa critique du pouvoir en stigmatisant le genre féminin comme instrument politique mais suivant un paradigme parcimonieux qui lui permet de s’inscrire en marge de la verve monarchomaque anglaise et écossaise.
II) Le retrait de la souveraineté spirituelle d’Elisabeth I
2Le XVIème siècle compte des souverains forts à l’exemple d’Henri VIII, François Ier, Charles Quint et aussi, comme en France, des clans nobiliaires influents comme les Montmorency, Guise ou Bourbons. La puissance de Philippe II, alimentée par l’afflux d’or provenant d’Amérique, permet de fournir l’argent et les hommes nécessaires pour soutenir la Contre-réforme mais aussi accentuer sa domination. Face à ces acteurs politiques d’importance, la royauté française est affaiblie entre les mains du jeune Charles IX et de la régente Catherine de Médicis. La Papauté voit son pouvoir temporel décliner à cause notamment de la perte de son ascendant sur le trône d’Angleterre et des troubles qui agitent la couronne de France. En outre, les Etats pontificaux sont politiquement fragilisés et obligés de soutenir la politique impériale espagnole qui soumet directement toute l’Italie méridionale et insulaire. Le Pontife cherche alors, par tous les moyens, à réaffirmer sa souveraineté. Le 25 février 1570, il lance contre Elisabeth I une bulle d’excommunication6, Regnans in excelsis, qui sera reçue comme une véritable déclaration de guerre politico-théologique. D’une part, la reine anglicane reconnaît tenir son pouvoir de Dieu mais refuse un certain nombre de dogmes catholiques. Parachevant sa rupture avec Rome, alors qu’aucun Roi n’avait osé le faire avant, elle s’autoproclame, suivant Allen, souveraine spirituelle et temporelle7 :
Which thing if her maiestie did know, she would never of her natural clemecie [sic], for a title and claime that never king (lesse Queene) Christian nor heathen, catholike nor heretike, in her owne dominions or in al the world beside before our age, did challenge or accept, suffer her poore subiectes to be inwardly, and deepely afflicted in their soules, but would no doubt have compassion of their coacted miseries, that her felt also may find mercie […]8.
3D’autre part, le Pape refuse les atteintes à la liturgie catholique romaine, à l’institution et à la hiérarchie de son Eglise, qui lui retirent sa souveraineté spirituelle exercée aussi en matière économique et juridique. Autour d’Allen, la situation devient aussi difficile. Alimenté par les agents de la reine, le climat de révolte autour du séminaire de Douai s’intensifie, les magistrats sont déposés et remplacés par d’autres nommés par le Prince d’Orange. Menacé de mort, le légat est forcé de fuir pour se réfugier à Reims auprès des Guise, clan de Marie I et ses alliés. En réponse, il y bâtit un nouveau séminaire et consolide ses soutiens politiques. Contrairement à Allen, les monarchomaques catholiques français, au cœur de consécutives guerres de religion, donnent une image révolutionnaire sanglante du combat au nom du Pape9. Lui, recherche avant tout le crédit de son auditoire et sait mesurer son argumentation théologique comme le font la plupart des calvinistes du vieux continent10. Pour ce faire, au lieu d’appeler au régicide, le légat rappelle que le pouvoir spirituel doit être entre les mains de la hiérarchie ecclésiastique :
Indecencie, incongruitie, impossibilitie, that temporal Princes (especially women) should rule and command the Church, bishops and that in things merely concerning the soul11.
4Il continue de clamer les missions propres à l’Eglise et au Clergé en se basant sur les lois de la nature et la loi divine :
Which power of absolving from sinn, can not proceede, by the law of God or nature, from the Queene, but must needes depend of the Holy order of Priesthood, and must be holden in Capite of him, to whom Christ gave the first and most absolute power to bind and loose in al the earth, without exception of either England or Ireland, and without dependance of either King or Queene in the world […]12.
5La loi de dieu ou loi naturelle qu’il assimile est mise en avant comme un instrument politique13 et place le débat dans une perspective morale14. En Europe, l’hégémonie espagnole aide la Monarchie française et la Papauté contre la Réforme autant qu’elle les effraie15. Allen participe à la défense de la souveraineté pontificale contre le mouvement protestant autant que contre les prétentions des monarques fussent-ils anglicans ou catholiques. Pour ce faire, il rappelle le rayonnement et l’origine du pouvoir spirituel du Pape. Il s’appuie d’abord sur la théorie de droit naturel qui dérive d’une volonté supérieure divine. De la sorte, il souligne alors que le Pape n’est pas soumis aux lois des hommes en matière spirituelle en tant que représentant de son Eglise:
But the Pope is not subject to that law, but he may according to the authority given unto him, determine by the laws of God and holy Church, who is an heretic […]16.
6Le légat confirme la souveraineté spirituelle du Pape et donc de la soumission des Rois à son autorité:
They have submitted themselves and their sceptres to the sweet Yoke of Christ, are subject to discipline and to their pastor’s authority, no less than other sheep of his hold17.
7Allen reprend la métaphore, couramment employée, du corps et de la tête pour établir une hiérarchie du pouvoir spirituel supérieur au pouvoir temporel18. L’intérêt de l’ecclésiastique est de démontrer à la fois la séparation des deux pouvoirs et la supériorité du spirituel sur le temporel. Prenant fait et cause pour le grand Vicaire de Rome, il élabore l’offensive qu’il place au-dessus des lois humaines et des actes de la reine. En opposition à la dimension territoriale forcément plus restreinte de la politique élisabéthaine, il donne une dimension bien plus grande au pouvoir du Pape:
[we] declare and prove these assertions of the Pope’s power and superiority over kings in cases of heresy, apostacy, and other like, to be agreeable to God’s word, and, not treasonable nor undutiful to any prince or state in the world; but beneficial to all and every commonwealth under heaven, whose government is contained within the prescript of Jesus Christ our Redeemer’s law19.
8Ainsi le Pape et l’Eglise catholique sont soumis, comme le Roi, au droit naturel20 institué suivant un ordre imposé par Dieu et inscrit dans les Ecritures:
so as every power both spiritual and temporal being of God (as Saint Paul teacheth) […]21.
9Dans la hiérarchie normative thomiste d’Allen, la loi divine est supérieure à la loi positive. En effet, l’épître aux Romains prescrit dans le chapitre XIII, cher aux monarchomaques, que toute autorité est ordonnancée par Dieu22. Pour affirmer la supériorité de l’institution ecclésiastique sur les Princes et donc sur la reine, Allen cite ensuite le Proemium de la Novelle VI de l’Empereur Justinien pour établir une hiérarchie des normes et des souverainetés qui place Elisabeth I à un rang inférieur :
And to be brief, let him read the Emperor Justinian’s sixth constitution, where he putteth the true difference betwixt the priesthood and the empire, and preferreth that before this, saying thus: “the greatest gifts of God among men is the priesthood and the Empire, of which two the former having the administration of divine things, the other of human, both proceeding of one beginning to adorn man’s life”23 […] so again the Prince and State reciprocally, in spiritual matters are obedient to the Church and prelates24.
10L’utilisation des Novelles est faite clairement afin de rappeler l’équilibre des pouvoirs issus de Dieu. En s’appuyant sur les constitutions de Justinien, il cherche également à prouver l’autorité de la législation impériale sur les lois religieuses édictées par la reine. De ces pouvoirs partagés seulement par l’Empereur et l’Eglise découle toute la filiation universaliste et pérenne qu’Allen veut donner à sa théorie. Il établit une hiérarchie des droits et des sources souveraines de droit qui revient à relativiser le droit positif royal : le droit naturel créé par Dieu au sommet et le droit humain (de l’Empereur puis du roi) au-dessous. Le pouvoir temporel et le droit positif royal sont assujettis à un ordre supérieur préexistant comme l’est la souveraineté du Pape et tout ce qui en émane. Ainsi, sur la base d’une réattribution des souverainetés retirant toute souveraineté à Elisabeth I, il s’évertue à lui en retirer un à un tous les attributs. Aussi, revient-il personnellement sur une vision misogyne modérée du pouvoir royal retirant toute légitimité de fait et de droit à la reine.
III) Le retrait de la légitimité de la reine
11Le XVIème siècle voit au pouvoir en Europe, entre les successives guerres de religion, entre régence et couronne royale, des femmes autoritaires. En sus, le débat sur les souverainetés fait naître une réflexion de grande ampleur sur la construction de l’Etat. Il n’en faut pas plus pour que la question des femmes au pouvoir devienne délicate au nom du principe dynastique. Comme en France, certains hommes politiques et ecclésiastiques anglais envisagent mal qu’une femme puisse assumer une telle charge quasi épiscopale, proche du sacerdoce. En ce sens, en 1558, Knox écrit un pamphlet qui attaque directement le trône d’Angleterre25 dans une trame plus violente que les publications de Ponet26 et Goodman27 qui critiquent également les souveraines britanniques. Si certains monarchomaques comme Rose, de Bèze28 ou Calvin29 défendent la femme au pouvoir, d’autres auteurs comme Pierre du Belloy et Agrippa d’Aubigné la conspuent30. De la sorte, le débat sur la question devient un enjeu politico-diplomatique, entre détracteurs et partisans du pouvoir féminin, qui dépasse les seuls contestataires britanniques. La position d’Allen à l’endroit d’Elisabeth I n’en est pas moins hésitante dans ses écrits et détermine en conséquence une considération d’abord ambivalente des souveraines. Le contexte politique contrasté à l’endroit des femmes au pouvoir reflète le positionnement de chacun des partis dans le conflit religieux.
12En effet, en dépit de la dissolution temporaire de la Ligue31, le mouvement protestant n’a pas été détruit par le massacre de la St Barthélémy. L’alliance des huguenots et des malcontents aboutit à trois guerres successives entre 1573 et 1584. Face à cela, la stratégie de la papauté sur le sol français mise à la fois sur les prétoires pour entretenir la foi des fidèles et sur les jésuites, dont Allen, pour consolider et diffuser les enseignements catholiques aux élites. Il a alors fondé ces deux séminaires pour lutter contre la nouvelle Eglise par l’éducation. Bien qu’il soit conscient de la responsabilité de la reine dans les troubles qui agitent le pays, c’est volontairement, presque ironiquement, qu’il ne la met pas en cause et lui offre une échappatoire. Suivant la politique pontificale misant sur la formation et à l’instar de nombre de révoltés32, Allen lui fournit des boucs-émissaires, en l’occurrence ses ministres puis les protestants, pour lui permettre de se dédouaner de toutes mauvaises décisions.
Vve may adventure with al hope, ioy, and comfort to speake in our defense, and discover without al disloyaltie to her maiestie or any her highness Ministers, the wrong informations that certain enimies of the Catholike Church have given up against us and our brethren33 […] The protestants having exercised skil and audacitie in such practises and couterpractises [sic] did contrive them, to alter her maiestie accustomed benignitie and mercie towards the catholikes […]34.
13Le futur cardinal semble témoigner même d’un certain soutien à l’égard des reines:
caused, by the allowing and consent of Calvin and Knokes (the two fannes of sedition and calamitie of France and Scotland) an abominable treatise to be published against the regiment of women35.
14Le mouvement réformé, luthérien et calviniste, sert les intérêts dynastiques et politiques de la reine dans la construction de l’Eglise anglicane. La colère d’Allen envers les protestants, menaçant la foi catholique, se manifeste contre « l’abominable » traité de Knox plus pour ses développements révolutionnaires que réellement pour ses propos envers les gouvernants féminins.
15Si les propos du légat peuvent apparaître presque compatissant à certains égards, ils ne tardent pas à corroborer les vindictes misogynes de l’époque. Ses développements mettent alors en cause la capacité de la femme à régner:
It is plaine against al reason and nature, and that much more in a woman then a man, which is not capable therof by her sexe36.
16Il poursuit sa diatribe en soulignant à nouveau l’incapacité congénitale37 et l’inaptitude de la femme par rapport aux souverains masculins :
[it is an] impossibilitie that temporal princes (especially woman) should rule and command the Church38.
17Ses doutes sur les compétences de la reine en tant que femme se confirment. Allen n’hésite pas à écarter le problème religieux du débat, centrant toute la question de l’impéritie de la souveraine sur son sexe:
Kings neither catholics, neither heretics, ever went thus far, being much more capable than any woman can be39.
18Il s’appuie naturellement sur les Ecritures pour justifier son point de vue:
But to give the same and far some superiority to a woman (whereof as you see Saint Chrysostom she cannot possibly be capable) maketh our nation a very fable to all nations40.
19La légitimité d’un roi s’acquiert dès lors par une capacité naturelle à régner. Sa théorie de droit public se fonde sur une critique de droit sur le sexe et le genre en alliant bonne mesure et idéologie sur les attributs d’un bon monarque. Il répond, en fait, à la dureté croissante des décisions royales anglaises et du contexte politique européen.
20Dans les années1570 et 1580, en effet, l’étau royal se resserre autour des catholiques s’appuyant sur la fermeté d’évêques, la surveillance des universités, le contrôle des publications d’ouvrages. Les arrestations et les procès d’hérésie se multiplienten même temps qu’augmente le nombre d’exilés41. La politique européenne est marquée par l’ingérence des pays étrangers dans le devenir de l’Etat voisin. De ce fait, Elisabeth I soutient financièrement et militairement les protestants en lutte contre les catholiques en France. Plus incisifs également, les écrits d’Allen s’attachent de plus en plus à dénigrer toute légitimité à la reine. Au commencement de la théorie, Henri VIII est présenté sous son meilleur jour42. Mais les propos d’Allen se durcissent rapidement. La légitimité juridique de l’accès à la couronne d’Elisabeth I est remise clairement en cause:
That her maiestie was not his lawful Queen for two respects: the one for her birth, the other for the excommunication, her Highness having neither sought dispensation for the first, nor absolution for the second43.
21Henri VIII ne pouvait, aux yeux de l’exilé, modifier l’ordre successoral en se donnant des successeurs par légitimation, en l’occurrence Elisabeth I, enfant adultérine et reine excommuniée, sans autorisation papale. Clément VII, en effet, n’a jamais accordé la dispense nécessaire pour mettre un terme au mariage entre Henri VIII et Catherine d’Aragon, par conséquent le mariage avec Anne Boleyn et la naissance d’une héritière en la personne d’Elisabeth Tudor n’ont jamais été reconnus par la Papauté. Devant l’obstination d’Henri VIII, le Pape a excommunié le Roi, Anne Boleyn et Thomas Cranmer signant ainsi la rupture avec Rome. La situation du pays est donc due pour le futur cardinal aux péchés du père de la souveraine44, reçue comme une punition divine. De fait, non seulement, elle n’est plus souveraine de droit mais, de plus, la continuité de la couronne anglaise dépend entièrement de décisions pontificales. Son accès au pouvoir s’en trouve totalement illégal pour le légat et ne repose que sur des stratégies politiques. En effet, manipulant le Parlement, Elisabeth I est parvenu, pour le jésuite, par l’Act of Succession à légitimer son droit à accéder au trône :
Which had been shameful blood, if it were granted to the issue of a king gotten out of a lawful matrimony; but to prefer the natural of a Queen (in whose person, by reason of her sex, fornication were fouler, and the fruit thereof nothing so capable) that passed all shame and honour; procured or set down in statute, by some wicked forgeries, of such as sought to dishonour her Majesty contrary to the meaning of the whole parliament, which did never deliberate of that special article […]45.
22Allen fait de la reine une usurpatrice puisqu’elle ne serait pas arrivée au pouvoir ni par respect de sa vision du droit successoral anglais ni avec l’aval de Rome. Prenant en compte la violence de certains propos misogynes de l’époque, il demeure relativement circonspect. Disposant d’appuis de Grands européens46, le légat a besoin de signifier qu’il est un relais fiable loin des déclarations faites par des mouvements religieux dissidents, « sectaires et hérétiques »47. Le discours du légat attaque ainsi les fondements de l’autorité élisabéthaine sans être décrédibilisé. Faisant preuve d’un opportunisme intellectuel propre à son temps, Allen emprunte « aux hérétiques » protestants bon nombre de théories sur lesquelles il fonde sa propre idéologie.
IV) Un amalgame d’idéologies au service de celle d’Allen
23En marge des partis catholiques et huguenots français, le futur cardinal adopte une voie médiane entre les différentes doctrines. Les multiples conflits et la guerre des idées ont valeur d’expérience et d’inspiration pour le jésuite anglais. La reine tire parti du droit, il exploite aussi le droit en plus de la théologie. Ainsi, ayant recours au père du droit naturel chrétien rationalisé, il fait appel à saint Thomas d’Aquin pour faire la jonction entre la doctrine chrétienne et le comportement politique à adopter face au tyran de fait48. Parallèlement, il n’hésite pas à reprendre les thèses de résistance protestantes pour les détourner et en faire une doctrine personnelle catholique. Allen instrumentalise autrement les débats politiques réformés et catholiques afin de détruire l’assise morale et légale de la reine. Le but de cette manœuvre se manifeste progressivement jusqu’à accepter et faire accepter une certaine forme de résistance.
24Allen est appuyé par le clan des Guise, eux-mêmes soutenus par le Roi d’Espagne. Les protecteurs du légat visent tous deux une religion catholique inflexible et des actes intransigeants, loin de la politique de conciliation de la régente Catherine de Médicis. Contrairement aux ligueurs, l’action du jésuite se concentre surtout sur la gestion des séminaires. En revanche, sur le plan des idées, Allen dénonce et attaque frontalement la stratégie politique de la reine. En effet, après le scandale provoqué par la Bulle de 1570, les conseillers royaux comprennent qu’ils peuvent conserver l’avantage en agissant sur le terrain juridique et politique. La souveraine Tudor se sert du Parlement pour entériner juridiquement sa politique pendant que le Parlement se sert de la reine pour accroître son influence institutionnelle. Il ne faut pas oublier que c’est grâce à l’Act of Supremacy qu’Elisabeth I rétablit et abroge les lois de ses prédécesseurs, par l’entremise du Parlement, dans le but d’être en conformité avec le droit. C’est ainsi qu’elle occulte la dimension théologique49 de la législation humaine. En effet, afin de préserver ses intérêts, Elisabeth I s’impose par la loi contre les opposants à la religion anglicane en se basant sur l’incrimination de droit pénal public de « haute trahison » et écarte l’accusation « d’hérésie », propre au domaine religieux. Elle s’appuie, pour ce faire, sur les propos séditieux tenus par les « traîtres » à la couronne:
Where since the statute divers evil-affected persons have practised contrary to the meaning of the said statute, by other means than by bulls or instruments written or printed, to withdraw divers the Queen’s Majesty’s subjects from their natural obedience to her majesty, to obey the said usurped authority of Rome […] shall be adjudged to be traitors […] and suffer and forfeit as in case of high treason50.
25Elle demeure ainsi compétente législativement et judiciairement et fait de la loi une norme imposée par un pouvoir en dehors de toutes réflexions morales. Inversement, les catholiques, entendent rallier l’opinion en dénonçant un débat théologique, loin des fondements utilisés par la reine. De fait, ils ne considèrent pas qu’ils commettent un crime politique relevant du pouvoir temporel, de la reine et de sa justice. La distinction est fondamentale puisqu’elle fixe définitivement la compétence du Pape dans le conflit. Le pontife a donc besoin que cette interprétation soit théorisée. L’engagement d’Allen dans la doctrine romaine y répond alors parfaitement.
26En effet, sa correspondance et ses visites répétées à Rome prouvent quelle importance les autorités pontificales accordent au futur cardinal51. Il se doit dès lors de demeurer un relais idéologique irréprochable au service du Pape ralliant catholiques, indécis ou tiers parti52. Pour combattre les décisions royales, Allen choisit d’en discréditer la nature. C’est avec une grande lucidité qu’il se concentre, comme Elisabeth I sur le fondement juridique de la loi émise. La Reine ne peut abuser d’un pouvoir qu’elle ne détient pas. Allen s’éloigne de la théorie de droit privé « initiale » de désobéissance53, chère aux monarchomaques, suivant laquelle un gouvernant tyrannique n’est plus légitime parce que, abusant de son autorité, il se rétrograde lui-même au statut de citoyen privé à la merci de la justice humaine54. Jamais Allen n’identifie la reine à un simple citoyen pouvant être jugé par les magistrats civils. Selon le futur cardinal le crime politique est inventé de toute pièce pour légaliser une situation qui n’est pas autre chose qu’une accusation d’hérésie55. Les faits, une opposition de croyances religieuses, dépendraient de l’autorité spirituelle, du Pape, s’il fallait en saisir un accusateur et un juge. Le conflit qui oppose le jésuite et Elisabeth I devient une question de qualification d’incrimination mais pas seulement ! Allen défie l’ensemble de ces lois qui, par leur sévérité, peuvent engendrer le fait que :
our soules Saluation and damnation depend upon our temporal laws and Princes56.
27Les lois prévoyant la répression des détracteurs de l’Eglise Anglicane57 font alors l’objet d’une profonde remise en question englobant le contenu et la source même de ces actes:
We live not then here in this our absence from our countrie, any whit contrary to God lawes, as we be charged, but against man lawes so far, as it is evident that they be repugnant to the laws of God, the Church, and nature […]58.
28Les lois royales sont inacceptables car contraires à la volonté de Dieu, de l’Eglise et de la nature. De ce constat dérive que si le Parlement adopte de telles lois, il n’a pas les attributs de la souveraineté qui permettent à un législateur d’accomplir sa mission :
but for they be not indeede any lawes at al, the makers lacking competent power, authoritie and iuridiction to proceede iudicially and authenticalie, to heare, determine, define or give sentence in any such things as be mere Ecclesiastical59.
29Le légat en déduit l’impossible délégation législative et judiciaire de l’autorité royale pour une incrimination relevant du droit canonique.
30Créé au XIIIème siècle, le Parlement a déjà contribué à limiter le pouvoir monarchique comme à le confirmer par l’intermédiaire du processus législatif60. La reine s’appuie sur le Parlement pour les décisions concernant la couronne et pour asseoir sa domination politique. Tout comme Henri VIII avait utilisé le Parlement afin d’imposer l’Eglise d’Angleterre et sa souveraineté, Elisabeth I adopte une attitude identique dans le seul but d’évincer l’autorité menaçante du Pape. Le Parlement y gagne un rôle essentiel pour lui-même :
Al the power that they or others there have, being derived from the Prince and Commonwealth civil, unto whom neither by the law of God, nor of nature, the defining of such matters do belong61.
31Le droit naturel se révèle dans les lois positives et établit leur autorité lorsqu’elles sont justes ce qui signifie pour Allen, lorsqu’elles sont conformes au droit divin ou à la nature. L’incrimination fixée par la loi positive est sortie de sa qualité politique reposant sur le droit public et replacée dans le domaine juridictionnel ecclésiastique. La théorie du pouvoir royal allénienne prévoit que l’autorité de légiférer de manière générale provient d’une délégation divine reçue par la reine puis transférée au Parlement et appliquée par les juges suivant une délégation verticale. Pour autant, l’exercice de celle-ci n’est pas légitime dès le moment où les lois sont injustes (ou contraires au droit naturel) et en dehors de la compétence du Prince :
The Prince therfore neither taking it [la souveraineté spirituelle] of the people, nor having it by birth or otherwise, can not possibly make lawes, heare or determine by himself, Parliament, or any Court in such sort subjected unto him, of the Churches regiment62.
32La théorie de droit privé de désobéissance au Roi a évolué. Elle prévoit que si un gouvernant manque à son obligation donnée par Dieu d’agir conformément à sa charge, s’il inflige à ses sujets des traitements atroces, il cesse automatiquement d’être un pouvoir ordonné par Dieu63. Allen puise dans le contenu des lois élisabéthaines64, dans la théorie de droit privé mais s’intéresse avant tout au fondement et à la source de ces décisions. Le raisonnement du légat débute dès lors en amont. Puisque la reine ne peut tenir la souveraineté spirituelle par le consentement du peuple, ni par elle-même, ni par sa naissance et que cette souveraineté appartient au Pape par la volonté de Dieu, le Parlement ne peut être le réceptacle de cette souveraineté par délégation royale65. La souveraineté temporelle ne peut transmettre, par délégation, une souveraineté spirituelle qu’elle n’a jamais reçue. Ce déni de compétence législative et judiciaire en matière de religion explique en partie les accusations portées par le prélat. Cecil, un proche conseiller de la reine, et autres hommes de confiance seraient les comptables des exactions contre les catholiques romains:
This libeller, and who else ever, by loathsome and base flattery extolling her regality and secular sovereignty above priesthood and apostolic authority […]66.
33Préoccupé par le sort des catholiques exécutés pour trahison en Angleterre, le jésuite en accuse les auteurs. Le ton d’Allen en devient plus dur, lorsqu’il évoque l’exécution de son ami ecclésiastique Edmund Campion, à l’endroit des membres du gouvernement:
Now the ennemies, not contented thus and by many other unwonted waies of torture secretly used toward him to afflict his body, but also no lesse by a thousand devilish devises and slaunderous reports, sought to wronge him in his fame. Opening all the impure mouthes of the ministers in London to barke against the man of God; sometimes, that there was great hope he would become a protestant; sometimes, that he had been at the Church, and service […]67.
34En faisant le récit des tortures sur son ami, le légat en fait un martyr et accable d’autant plus les responsables de ces condamnations à mort:
To be short, Heresie heareth ill of men, neither is there any condition of people coumpted more vile and impure then their ministers68.
35Dès lors, l’impossibilité de délégation divine du pouvoir de légiférer ou de juger en matière spirituelle entraîne le mépris public des décisions officielles et de leurs auteurs. Après son constat d’incompétence sur certaines autorités, Allen s’engage encore davantage dans son combat impliquant désormais la construction d’un principe original de résistance.
V) Vers l’acceptation d’un principe de résistance
36Après avoir démontré l’illégitimité et l’efficacité du système législatif en la matière, le jésuite discrédite le système judiciaire élisabéthain afin de poser la pierre angulaire de son principe. La logique d’Allen s’édifie après la condamnation de nombre de prêtres, dont certains de ses amis, et celle de centaines de catholiques. Puisque l’incrimination fixée par la loi est une fausse incrimination, que les autorités en charge n’ont pas la compétence législative, les juges chargés d’en sanctionner les abus n’ont pas qualité pour agir. La reine, en instrumentalisant le Parlement, « restait la source suprême de toute justice »69. Suivant Allen, l’ensemble des lois et des jugements connexes à cette fausse incrimination décidée par des autorités incompétentes devient tout de même un système arbitraire. Ce n’est que par la suite que le contenu de ces lois, reflétant un comportement royal contraire à la volonté divine, étaye son postulat et rejoint la théorie « évoluée » de droit privé. En ce sens, la loi n’émane pas d’une autorité habilitée à décider dans ce domaine de compétence et donc ne peut faire sanctionner ses actes par le biais des magistrats :
Of all which inhuman dealing, we will not impeach the superior magistrate, much less the sovereign, but surely the inferior minister of that pretended justice cannot be excused of most cruel and sacrilegious dealing towards God’s priests and other innocent persons70.
37Allen s’insurge contre l’arbitraire de ces lois et le rôle essentiel qu’y joue la volonté du législateur humain suivant l’enseignement thomiste. Le système judiciaire est remis en cause dans les mesures extraordinaires employées dans le cadre de certains procès:
Into such thraldom of body and soul that barbarous heresy brought us, and them also into those hazards of their state; which they [ministres et magistrats] pretend to be the causes of these [actes contre les partisans du Vicaire de Rome] their so extraordinary proceedings as may be thought were before used, nor lawful by nature or custom of any civil country in earth71.
38Pour ce faire, après avoir constaté l’absence de fondements coutumiers ou naturels, Allen s’appuie sur la mauvaise interprétation des textes utilisés pour justifier de ces pratiques judiciaires. C’est la raison pour laquelle, Allen dénigre l’utilisation hors contexte d’une législation tirée du règne d’Edouard III72 :
This proposition [la suprématie pontificale] (I say) or any other equivalent to it viz: that the Pope hath power to excommunicate or deprive a prince in case of heresy or apostacy; and consequently, to absolve his subjects from their oath and obedience to him; or to stand in defence of themselves [les catholiques] and the catholic faith against him [William Cecil]: cannot be proved treason by the statute of Edward the third, upon which only he saith we be condemned for traitors73.
39Certaines grandes affaires concernant les prisonniers catholiques sont jugées spécialement suivant des procédés et des condamnations extraordinaires. Ceux-ci correspondent davantage aux pratiques judiciaires mises en œuvre dans les procès pour sorcellerie et hérésie74. De fait, pour le jésuite, les jugements et les sentences s’en trouvent automatiquement excessives et inacceptables75. Il dénonce la partialité76 des juges dans ces procédures qui, selon lui, excluent le recours à l’Equité grâce à laquelle ses compagnons éviteraient la peine de mort pour les charges encourues:
Yet in Equity they cannot be pursued to death for that cause, seeing our adversary protesteth here publicly in his libel, that no other trespasses shall be objected to us as matter capital, saving treasons so made by the old laws of the Realm77.
40Fort du constat établi sur des lois et jugements arbitraires, Allen est dès lors prêt à contester78 la révolte dont la reine et ses conseillers l’accusent.
41Le constat sur ces procédures extraordinaires du système judiciaire élisabéthain est sans appel mais ne constitue pas la seule base de contestation et de doctrine du légat. Parallèlement, sur le plan des idées, il poursuit son œuvre. Ainsi, il théorise sa vision catholique de la résistance pour défendre l’autorité du pontife. Le légat mise sur la souveraineté du Pape pour lui indiscutable devant des tribunaux sur une fausse incrimination qui ne repose sur aucun fondement. Contrairement à nombre de monarchomaques, il néglige une souveraineté populaire, légitime pour instituer ou destituer un Roi. Est écarté aussi l’emprunt fait à la théorie de Coke qui repose sur le postulat suivant : les lois du Roi n’impliquent pas seulement les lois du monarque régnant mais aussi les lois de ses prédécesseurs79. Le recours à la théorie constitutionnaliste80 est de ce fait, également ignoré. S’il s’inspire de certaines idées protestantes, Allen refuse une assimilation hâtive avec les pratiques catholiques qu’il préconise dans le but d’une destitution royale. En effet, les autorités élisabéthaines identifient sans distinction l’idéologie jésuite avec les différentes idéologies monarchomaques. Ainsi, Cecil vise directement les religieux exilés et le jésuite lui-même pour les accuser de sédition:
For these disguised persons (called scholars or priests), having been first conversant of long time with the traitor beyond the sea in all their conspiracies, came hither by stealth, intime war and rebellion, by commandment of the capital enemy, the Pope81.
42L’ecclésiastique se contentait d’observer qu’il ne peut obéir à la loi par conviction et par connaissance du châtiment82. Il en vient à rétablir publiquement le véritable fondement de sa pensée:
Catholics therefore (as you see) agree with the others in the point of deposing and resisting kings for religion, but yet do differ in the manner, as far as reason and conscience differ from fury and frenzy83.
43Allen rappelle que les catholiques, s’ils visent effectivement la résistance et la déposition du Roi pour cause d’hérésie, sont partisans d’une action raisonnée et non violente. Les évènements survenant autour du légat ne sont pas étrangers à un tel discours. De fait, en France, le pouvoir royal catholique décline face aux grandes familles, présageant la montée sur le trône du protestant Henri de Navarre qui risque d’imposer sa religion au royaume. Un débat houleux s’engage alors sur un potentiel principe de catholicité pour accéder à la couronne. Le jésuite profite alors de la situation et renforce sa position en utilisant la loi divine concernant la royauté anglaise. La Bible prévoit des cas où la désobéissance et la résistance à un Roi sont admises. Allen multiplie les illustrations bibliques (Saul, Jeroboam, Ozias, Athalie, Elias) comme autant de témoignages en faveur de la déposition :
By which examples of Holy Scriptures we see, first: that anointed and lawfully created kings may be deposed; secondly: for what causes they were deprived; third: God used the ministry of priests and prophets towards them84.
44Mais, à la différence de la plupart des protestants dont il s’inspire85, Allen désigne pour exemple les plus grandes autorités temporelles afin de renverser militairement un souverain « hérétique et tyrannique »86. Le détournement de l’idéologie réformée de résistance s’accroît. Les protestants encouragent une révolte de groupes d’individus, en marge des autorités politiques, comme pouvant résister légitimement au Roi. Le légat adopte, ironiquement pour sa démonstration, l’exemple de Zwingli faisant des ecclésiastiques les instigateurs de la révolte contre le roi:
Zwinglius also, the infortunate father of our English faith, was killed in battle, as all the world knoweth87.
45Allen utilise la révolte du réformé Zwingli contre un roi légitimement sur le trône pour valider sa propre analyse. La royauté anglaise du moment n’a pas désapprouvé cette action88. Suivant cette illustration, il est juste de résister à un souverain légitime, d’autant plus que le jésuite considère qu’Elisabeth I ne l’est pas, pour cause de religion :
[…] their Zwinglian bishops and clergie not onely subscribing to the treasons, but preaching divers traitorous end seditious sermons at London, and in the Universities, and other famous places of the Realme, against both their royal persons, and contributing and setting out soldiars to the maintenance of the same rebellion89.
46Afin d’écarter tout amalgame, Allen démontre que les procédés catholiques, seraient justes, en adéquation avec le droit naturel et la volonté de Dieu. A contrario, les monarchomaques protestants constituent une menace bien plus importante pour la reine :
Let the grave and wise men of all nations consider with us, whether princes be in more danger of their state by the lawful pastors of their souls that judge by God’s spirit, by counsel, deliberations, order and authority without malice, hatred or partiality; or by heretics, seditious and rebellious persons90.
47Concernant les moyens utilisés par les catholiques pour la destitution, il diverge sensiblement de la violence huguenote et des révolutionnaires anglais et écossais. Le droit est préféré car il émane de la loi divine :
Both Catholics and protestants agreeing that princes may for some causes, and especially for their defection in faith and religion, be resisted and forsaken, though in the manner of executing the sentence, and other needful circumstances, Protestants follow faction and popular mutiny; we reduce all to law, order, and judgement91.
48Allen refuse définitivement d’être assimilé à l’idéologie protestante sur le sujet que ce soit sur le fondement autant que sur la méthode à employer pour la résistance puis la déposition :
The Protestants plainly hold in all their writings and schools, and so practise in the sightof all the world, that princes may for tyranny or religion be resisted and deprived92.
49La reine ne doit pas être jugée sur la base de lois humaines par des magistrats ou par les Princes, pour un crime religieux, mais jugée par les autorités et les sentences ecclésiastiques:
The direction of matters so important to the Church and to the chief governors of their souls who can judge by the Scriptures, Canons, and councils, what is heresy, who is a heretic, what prince is worthy to be excommunicated; who to be deprived ; who is incorrigible; who may be expected in hope of amendment; who not ; in what season and sort, to the least disturbance and most benefit and safety of the kingdom or place annoyed by such unworthy princes, the thing must be executed […]93.
50Le jésuite ne précise pas quels rôles doivent jouer ensemble ou non les autorités juridictionnelles temporelles et ecclésiastiques pour la déposition du souverain visé. Pendant qu’Allen étoffe sa doctrine, en Angleterre, la politique d’Elisabeth I ne faiblit pas. La France a essuyé pas moins de sept guerres de religion. Philippe II s'engage à verser 50.000 écus par mois pour payer les soldats de la Ligue94. Au printemps 1585, la Sainte Ligue revigorée prend le contrôle de nombreuses villes. Entre temps, l’idée de résistance s’impose davantage lorsqu’il dépeint les exactions commises sur les sujets catholiques95 et religieux96 :
Yea, the quarrel of religion and defence of innocency is so may in that case by the Christians’ arms be resisted, and might lawfully have been repressed in times of the pagans, and first great persecutions, when they vexed and oppressed the faithful97.
51Les valeurs chrétiennes qu’il défend comme la compassion et le pardon deviennent le cœur de son idéologie98. Pour autant, il défend l’entreprise de Sir William Stanley, en utilisant les saintes écritures, pour justifier le droit de désobéissance que les sujets anglais peuvent revendiquer dès lors que la reine a été excommuniée99. Sir William Stanley, officier anglais, passe au service de l’Espagne catholique par conviction religieuse en 1587 et livre à l’ennemi de l’Angleterre, la ville de Deventer dont il était le gouverneur. Le légat devenu cardinal excuse la défection autant que le devoir et le droit de résistance armée au nom de la foi :
For redressing the evils wherof, it is as lawfully, godly, and glorious for you to fight, as for us Priestes to suffer, and to die. Either the one way, or the other, for defence of our fathers faith, is always in the sight of God, a most precious death, and martyrdom100.
52La vision qu’il a forgée du pouvoir royal lui permet de passer du principe à l’action : plus rien ne s’oppose à la déposition d’une reine illégitime aux actes tyranniques. Sa vision de l’Angleterre en crise politico-religieuse est un tout mêlant bon nombre de doctrines de tous horizons mais se distingue pourtant des monarchomaques du moment par un humanisme chrétien assez étonnant. Aux antipodes d’une simple analyse dogmatique, Allen remet ainsi en question le fondement du pouvoir royal en réaffirmant le partage des souverainetés, faisant de la reine « un tyran de fait ». A ces traits connus du mouvement d’opposition à l’absolutisme monarchique, il intègre prudemment, un message politique catholique résolument différent visant la création d’une idéologie propre non fanatisée. La singularité d’Allen, en comparaison avec la violence des propos monarchomaques, s’exprime avec force dans son approche pacifique de la résistance. Dès lors, l’issue diffère totalement du régicide plébiscité par la plupart des monarchomaques. A terme, la théorie de droit public du catholique Allen vise la résistance, la déposition dans un cadre légal et juridique par les autorités légitimes. Sa pensée sur la nécessité d’une résistance armée et d’une déposition atteint son paroxysme lorsque l’Invincible Armada échoue contre l’Angleterre. Autour du pouvoir d’Elisabeth I, le cardinal institue, dans ses écrits, la reine en « tyran de fait » et préconise une condamnation bien plus aisée à obtenir théoriquement qu’une arrestation effective. Malgré leur engagement, portant la responsabilité des conflits politiques avec l’Espagne, les jésuites sont expulsés du royaume de France. Ainsi, réfugié à Rome, Allen signe définitivement une théorie syncrétique, personnelle et imprégnée d’humanisme.