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Federico Battaglia*

Le vol des idées. Rhétorique humaniste, droit romain et protection des œuvres littéraires

Prologue

1Le cœur de ce bref essai est la rencontre entre une ancienne tradition topique-juridique et la question, notoirement moderne, de la protection des œuvres littéraires et de leur circulation, des idées qu’elles véhiculent et de leur intégrité.

2L’histoire du « copyright » et du « droit d’auteur1 » commence, comme il est connu, avec la nouvelle réalité technologique et économique qui accompagne l’invention de l’imprimerie au xve siècle2. Pour mieux dire, l’époque des privilèges locaux et des lettres-patentes accordées aux imprimeries, et puis celle de l’encadrement normatif à plus grande échelle (à partir du xviiie siècle), constituent respectivement la proto-histoire et l’histoire toute moderne de cette discipline.

3Néanmoins, certains des problèmes évoqués pour la circulation des œuvres littéraires (en particulier, le profil concernant l’abus d’une œuvre à des fins non-autorisées ou ignorées par l’auteur) étaient soulevés avant ces actes normatifs, dans la réflexion doctrinale juridique et dans les écrits des humanistes. De surcroît, ils ont été mis souvent en relation avec un institut typique du droit romain, que l’on appelle le vol d’usage (furtum usus): nous concentrerons notre attention sur ce point, encore inexploré par de nombreux aspects3.

4Il y a en effet, parmi les juristes autant que chez les rhéteurs, déjà à l’époque humaniste, une tradition de pensée qui s’emploie à encadrer la divulgation des œuvres d’autrui sans le consentement de l’auteur (invito auctore) dans la catégorie du vol impropre et dans l’espèce du furtum usus, dont la définition romaine est: « Il y a vol, en général, si quelqu’un utilise la chose d’autrui sans le consentement du propriétaire (invito domino4). » De cette façon, la conduite de celui qui abuse d’une œuvre d’autrui se définit dans la littérature humaniste (mais pas seulement par elle) comme un vol littéraire dans un sens différent et plus spécifique de celui qui – dans une tradition parallèle – concerne le plagiat5. Même l’apparat topique relatif au vol d’usage, élaboré par les Romains, est adapté au thème de la circulation et de l’exploitation des textes et des idées.

5Il s’agit d’un choix dogmatique élégant: focaliser le profil de l’usage, au sein des attributions traditionnellement typiques du propriétaire, permet de surmonter, avec une érudition efficace, les obstacles posés par l’immatérialité du bien protégé et par la volatilité substantielle des productions intellectuelles, et de cette manière d’adapter la dogmatique romaine au contexte des œuvres d’esprit.

6Dans les trois textes présentés ici, nous prêterons une attention particulière au niveau le plus extérieur, celui de l’uniformité, dogmatique aussi bien que topique, qui enveloppe les divers aspects concernant la protection des œuvres littéraires et de leurs auteurs. Les problèmes révélés par ces textes, aussi divers dans leur genre et leur contexte, convergent vers le même encadrement rhétorique et juridique, qui exploite habilement les possibilités techniques offertes par le droit romain. Dans un même temps, il émergera de ces textes non seulement les prodromes d’une heureuse histoire des argumentations juridiques, mais aussi, in nuce, des reflets particuliers concernant les relations des humanistes avec les textes et « leurs » droits.

I. Guarino Guarini (1374-1460) et la controverse autour de l’Hermaphrodite

7Nous prenons appui sur un épisode très connu du premier humanisme, qui se déroule en Italie entre Vérone, Bologne et Ferrare: un différend entre le maître de rhétorique Guarino Guarini, dit le Veronèse, et Giovanni Lamola, son élève. Nous sommes intéressés, en particulier, par un détail marginal de cette histoire, qui sera néanmoins central pour notre argument.

8Guarino, né vers 1370 (vraisemblement 13746) à Vérone, était, comme on le sait, un humaniste de renom à l’aube de la Renaissance, l’un des pionniers de l’étude du grec, en poste principalement à Ferrare, où il a fondé un important cénacle intellectuel7.

9L’histoire dans laquelle il est impliqué, et qui retient notre attention, remonte à 1425, quand sont publiés à Bologne, avec le titre LHermaphrodite, deux livres d’épigrammes de contenu érotique et transgressif, écrits par Antonio Beccadelli, dit le Panormite8. Ce texte se propage rapidement dans toute l’Italie et connaît un succès considérable ; il divise cependant le public, suscitant, entre autres, la condamnation et la censure de l’Église catholique9.

10Giovanni Lamola10, l’élève de Guarino contribue, entre autres, à la diffusion de l’œuvre du Panormite. Comment ? Giovanni envoie une copie de l’Hermaphrodite à son maître Guarino11, qui répond avec une lettre datée du 2 février 1426, exprimant un jugement très favorable sur l’ouvrage12. Voici un bref extrait :

11« Guarinus Veronensis suavissimo Iohanni Lamolae sal(utationes) pl(urimas) d(icit). Posteaquam alteras ad te descripseram, tuae et graves et ornatae redditae mihi sunt, quae eo accumulatiores venerunt, quo etiam comitem habuerunt libellum vere Ἑρμαφρόδιτον [...]. Mirari profecto licet suavissimam carminis harmoniam, dicendi facilitatem, inelaborata verba et inoffensum compositionis cursum. Nec idcirco minus carmen ipsum probarim et ingenium, quia iocos lasciviam et petulcum aliquid sapiat [...]. Veronae IIII non. Februarias [142613]. »

12La lettre, avec l’opinion qui y est exprimée, est dès lors souvent placée à la tête des manuscrits de l’Hermaphrodite à la manière d’une préface, en raison de l’autorité de l’expéditeur, et renforçant le succèsde l’œuvre.

13Cependant, dans l’intervalle, les relations entre Guarino et le Panormite empirent (Guarino prête au Panormite un code qu’il a découvert, contenant des comédies de Plaute, et le Panormite ne le rend pas14). Surtout, Guarino est sévèrement réprimandé, pour la lettre d’éloge, par des milieux ecclésiastiques, en particulier par le bienheureux Alberto (Berdini) de Sarteano, moine de l’ordre des frères mineurs et lui-même humaniste, élève et ami du Guarino15. Pendant le Carême de 1434, Alberto obtient de Guarino la promesse d’une rétractation du jugement concernant l’Hermaphrodite.

14La rétractation – ou la palinodie – arrive le 1er janvier 1435, après dix ans d’éditions de l’Hermaphrodite et neuf ans, durant lesquels la lettre de Guarino à Giovanni fut diffusée avec les épigrammes16.

15Le maître – voici le point intéressant pour nous – accuse l’élève d’avoir abusé de la lettre, c’est-à-dire d’en avoir fait une utilisation non-autorisée: la lettre, affirme-t-il, n’avait pas été conçue pour accompagner l’ouvrage du Panormite.

16Comment est abordée la question? Il faut que nous citions le passage le plus important pour nous :

17« Esto, quid de scriptoris ingenio, quid de carminis genere sentirem tecum aperuerim: num idcirco me testem inscium ad alterius quidem laudem, in meam vero perniciem adduxeris? Et quod tuae fidei tacitum quasi depositum arcanumque crediderim, id mea sine venia imprudenter effutire velis? Id boni ac fidelis amici fuerat, commissa tegere nec foras meo iniussu disseminare. Siquis pretiosa vasa tibi aliamve suppellectilem certum ad usum commodasset, tu vero illa vulgo utenda profanandaque dimisisses, quos morsus quas inclamationes contraxisses! Iurisconsulti furti genus diffinire solent, “siquis iumenta sibi commodata longius adduxerit alienove invito domino usus sit iumento”; nec minus “siquis tabulas amoverit aut cautiones”. Cum, mea communicans tecum consilia, tuae fidei animum crediderim tuque ex te prosilire siveris longiusque produci et meliores excerpi particulas, quantum gloriari Hermaphroditus debeat neminem latere arbitror. Aut igitur integra edenda et praeponenda fuit epistula aut tota subticenda nec ego ignarus invitusque, ut dixi, testis apponendus […]. Ferrariae kal. ianuarii [143517]. »

18La lettre, on le voit facilement, est imprégnée de références au monde du droit, « testem inscium », « tuae fidei [...] depositum [...] crediderim », « si quis tibi aliamve suppellectilem certum ad usum commodasset », etc.

19En général et d’un point de vue rhétorique, nous pourrions dire que la référence au droit, par notre humaniste, est destinée à rendre plus sérieux le ton de la lettre de reproches : le différend entre Guarino et Giovanni est grave (c’est ça que le maître signifie), et la responsabilité de l’élève est sérieuse. Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’allusions génériques, car les références de notre rhétoricien sont exactes et spécifiques.

20Dans cet extrait de la lettre, nous pouvons reconnaître au moins trois passages clairs.

21Voici la première partie:

22« Esto, quid de scriptoris ingenio, quid de carminis genere sentirem tecum aperuerim: num idcirco me testem inscium ad alterius quidem laudem, in meam vero perniciem adduxeris? Et quod tuae fidei tacitum quasi depositum arcanumque crediderim, id mea sine venia imprudenter effutire velis? Id boni ac fidelis amici fuerat, commissa tegere nec foras meo iniussu disseminare. Siquis pretiosa vasa tibi aliamve suppellectilem certum ad usum commodasset, tu vero illa vulgo utenda profanandaque dimisisses, quos morsus quas inclamationes contraxisses! »

23Guarino dit, en premier lieu, que Giovanni a trahi sa confiance, qu’il lui avait donnée, parce qu’il a révélé la confidence qu’il lui avait faite en privé. Le maître rhétoricien s’emploie à décrire cet abus en termes non seulement moraux, mais juridiques. Il affirme, en effet, qu’il a remis à Giovanni ses confidences afin qu’il en fit un usage spécifique (c’est-à-dire, les lire, et les garder pour lui-même).

24Cette remise ‒ et voilà le droit ‒ est tout à fait similaire à celle du déposant ou du prêteur dans un contrat de prêt-à-usage. Guarino encadre d’abord son cas dans la même catégorie de ces instituts d’origine romaine et de tradition durable18. Il dit: « tuae fidei tacitum quasi depositum arcanumque crediderim » ‒ c’est-à-dire « je t’ai remis ma lettre et son contenu à titre d’un dépôt » ; un dépôt tacite ‒ car conclu non pas de façon expresse, mais déduite des faits ‒ mais aussi lui-même secret, parce qu’une partie de l’« obligation », pour ainsi dire (en effet, Guarino utilise le mot credere, « prêter contractuellement »), du dépositaire est le maintien du secret sur l’objet du dépôt, c’est-à-dire justement sur la confidence faite.

25Pourquoi fait-il cela ? Parce que sur cette base, Guarino peut dire que la révélation du secret, la divulgation du contenu de la lettre, est la violation d’un « accord tacite » conclu entre les deux hommes. La conduite de Giovanni, par conséquent, correspond à celle de l’emprunteur de vases ou d’autres objets physiques d’autrui, qui les a reçus pour un certain usage (« certum ad usum »), mais en a modifié l’usage in alium usum, notamment en donnant à autrui (de nombreuses personnes: il dit « vulgo », publiquement !) la possibilité d’utiliser la chose donnée en prêt, sans le consentement du propriétaire: « Siquis pretiosa vasa tibi aliamve suppellectilem certum ad usum commodasset etc. »

26Voici l’analogie. Remettre une confidence (le contenu de la lettre) à un usage privé est exactement comme remettre une chose physique pour une utilisation particulière. Par conséquent, divulguer le contenu de la lettre est tout à fait comme utiliser la res physique donnée pour un usage autre que celui prévu par le contrat.

27Ainsi placée, la conduite de Lamola est encadrée dans quelque chose de plus spécifique, et plus techniquement déterminée, que la trahison d’un ami. Il ne s’agit pas, en effet, d’une générique trahison de confiance, mais ‒ pour utiliser le terme moderne ‒ d’un abus de confiance spécifique19.

28Guarino n’avait évidemment pas à l’esprit l’acte illicite moderne, mais la loi romaine. En particulier, il avait clairement en tête que l’usage abusif de la chose d’autrui confiée constituait, chez les Romains, un furtum. Et encore plus particulièrement, un furtum usus, un vol d’usage20.

29Voici donc qu’à ce stade (deuxième bloc de l’extrait de la lettre), Guarino cite justement « à la manière des Juristes », deux sources juridiques romaines concernant le délit du furtum :

30« Iurisconsulti furti genus diffinire solent, “si quis iumenta sibi commodata longius adduxerit alienove invito domino usus sit iumento”; nec minus “si quis tabulas amoverit aut cautiones”. »

31Il faut dire, en premier lieu, que la mention d’un « genus furti » et d’une « définition » du furtum ‒ dans les mots qui introduisent aux citations ‒ est, elle-même, très précise. Les anciens juristes (par exemple Gaius, repris par les Institutions de Justinien) disaient qu’« il y a vol, non seulement lorsqu’on déplace la chose d’autrui pour la soustraire, mais en général (“generaliter”), lorsqu’on en dispose sans la volonté du propriétaire21 ». Et en suite: « Ainsi [...] le dépositaire qui se sert de la chose déposée; le commodataire qui, après avoir reçu la chose pour en faire un usage déterminé, l’emploie à un usage différent, commet un vol: par exemple, lorsque sous prétexte d’inviter ses amis à un repas, il emprunte de l’argenterie et l’emporte en voyage; ou lorsqu’après avoir emprunté un cheval pour se promener, il le conduit trop loin22. »

32De leur côté, les deux citations correspondent aux fragments des deux juristes romains (respectivement Paul et Ulpien) conservés dans le Digeste. La deuxième citation se réfère au commentaire ad Sabinum d’Ulpien: « D. 47.2.27 pr. (Ulp. 41 ad Sab.). Qui tabulas vel cautiones amovet, furti tenetur non tantum pretii ipsarum tabularum, verum eius quod interfuit23. »

33Ici, Ulpien, au début du troisième siècle (mais la règle remonte probablement à Sabinus, au premier siècle24), soutenait que la valeur des documents écrits réside (aussi) dans leur contenu, et pas seulement dans leur matérialité. Cela était particulièrement évident, aux yeux de la loi, dans le cas des documents de crédit, des tables de testament, ou même des documents de garantie. Le vol du document n’est pas seulement un vol du matériel d’écriture, mais il implique aussi une compensation sur la base de la valeur du rapport indiqué par le certificat. Donc, Guarino dit par précision et exactitude, que son raisonnement sur le furtum doit être pris en considération en ce qui concerne le « contenu » de la lettre, et non pas le soutien matériel en soi-même. C’est-à-dire, le dépôt, ou le prêt-à-usage, a d’une part eu lieu en ce qui concerne le contenu de l’épître (l’opinion sur l’Hermaphrodite); et d’autre part, l’usage se réfère aux opinions écrites dans la lettre. Par conséquent, l’usage abusif, donc le vol a aussi eu lieu par rapport au contenu intellectuel du document, et non à la matière d’écriture.

34La citation la plus intéressante pour nous est cependant la première. Le juriste Paul, toujours dans un commentaire ad Sabinum, disait : « D. 47.2.40 (Paul. 9 ad Sab.). Qui iumenta sibi commodata longius duxerit alienave re invito domino usus sit furtum facit25. »

35Paul résume ici deux cas, ou pour dire mieux, un cas exemplaire et une règle.

36Le cas a une valeur topique très particulière en droit romain, car il remonte à une très vieille affaire ayant réellement existé, dont Aulu-Gelle26 et Valère Maxime27 sont témoins. Les Romains ont toujours conservé le souvenir de ce jugement sévère, dans lequel avait été reconnu coupable de vol un homme, à qui il avait été prêté un cheval afin de monter jusqu’à Ariccia (près de Rome), mais qui avait utilisé le cheval pour se déplacer au-delà de cette ville. L’« usage ultérieur », pour ainsi dire, qui n’était pas prévu dans le contrat, avait été en effet considéré comme illégal, donc constitutif de vol. L’exemple du cheval prêté a été depuis lors cité à plusieurs reprises par les juristes romains, à partir peut-être de Junius Brutus28.

37La règle générale, qui est centrale à nos fins, est en outre la suivante: « Celui qui utilise une chose d’autrui sans le consentement du propriétaire, commet un vol. » Ceci, comme nous l’avons déjà mentionné, est la notion formelle de furtum usus, dont la substance remonte au moins à Quintus Mucius Scaevola29. Il s’agit donc de notions très anciennes dans le droit romain.

38On peut donc récapituler ainsi le raisonnement de Guarino, qui est structuré en forme de syllogisme: au premier niveau, Guarino soutient que l’envoi de la lettre constitue un accord tacite, un véritable contrat, de même nature qu’un dépôt ou qu’un prêt-à-usage, dont le transfert est fait pour un usage spécifique (certum ad usum). Dans la deuxième partie, Guarino rappelle que dans le cas de l’emprunteur ou du dépositaire, l’utilisation abusive que constitue, aux yeux du droit romain, un furtum. D’ailleurs, le vol d’un document est un vol du contenu de ce même document. Pour le démontrer, Guarino cite deux passages du Digeste.

39Nous sommes désormais prêts à la conclusion, qui arrive en troisième partie du passage:

40« Cum, mea communicans tecum consilia, tuae fidei animum crediderimtuque ex te prosilire siveris longiusque produci et meliores excerpi particulas, quantum gloriari Hermaphroditus debeat neminem latere arbitror. Aut igitur integra edenda et praeponenda fuit epistula aut tota subticenda nec ego ignarus invitusque, ut dixi, testis apponendus30. »

41La divulgation d’une lettre privée constitue un vol d’usage. Guarino prend même, et en la transformant, l’image du cheval: la lettre ‒ c’est-à-dire, son contenu ‒ était destinée à « arriver » jusqu’à l’esprit du destinataire ; quand il l’a divulguée, il a fait « un voyage plus long que prévu » (ex te prosilire siveris longiusque produci).

42En effet, le chemin, qui, d’un lecteur à l’autre, se propage parmi le public, est potentiellement illimité. Le cheval, chez Guarino, est devenu le symbole de l’idée, qui doit être utilisé uniquement dans les limites imposées à celui qui l’a reçue : réclamation tout à fait naïve, cependant, car les idées galopent, comme nous le savons, beaucoup plus librement et rapidement que les êtres vivants.

II. Au-delà de la rhétorique. Angelo dei Gambiglioni (†1461)

43Le passage de Guarino, bien organisé du point de vue rhétorique, se situe tout à fait aux limites de la bonne littérature et du droit. L’utilisation du droit romain, bien sûr, est très intéressante pour nous, et l’encadrement spécifique de l’affaire au sein du vol d’usage, d’une façon aussi habile et méticuleuse, est entrepris avec soin. Cependant, Guarino n’est pas juriste (même s’il avait travaillé, peut-être, comme notaire31), et l’épître appartient à un genre littéraire différent de celui des traités juridiques.

44Il faut donc se demander jusqu’à quel point Guarino fait de la littérature, et où commence le droit ? La seule façon pour approfondir cette question est de se pencher sur les juristes contemporains à Guarino.

45Il est utile de lire, en particulier, un court passage du Tractatus de maleficiis par Angelo Gambiglioni (ou l’Aretin : †1461), qui était, comme on le sait, l’un des textes de référence pour les criminalistes à l’époque du droit commun32. Le milieu culturel du Gambiglioni était commun à celui de Guarino33 ; cependant le travail de l’Aretin ne peut pas avoir influencé directement le Veronèse, car le Tractatus de maleficiis remonte à 143834, trois ans après la lettre de Guarino à Lamola.

46Le passage qui nous intéresse se trouve dans la glosse Etiam vestem coelestem foderatam du traité de Gambiglioni, au paragraphe 3235 :

47« 32. Quid si commodo tibi librum ut in eo studeas, et tu ad alium usum retines, puta pro exemplari ? An tenearis furti ? Vel pone commodo tibi equum meum ut vadas ad villam et vadis eo Florentiam me inscio [...] : an furti tenearis ? Et dic quod sic [...]36. »

48Gambiglioni demandait: que se passe-t-il, si je te donne un livre afin de l’étudier (ut in eo studeas) et que tu l’utilises à d’autres fins (ad alium usum retines), par exemple proexemplari, c’est-à-dire, comme un modèle pour en faire des copies37 ? Commets-tu un vol ? Réponse: tout à fait, exactement comme celui qui emprunte un cheval pour aller au pays et l’utilise pour se mener à Florence (voilà une variation, comme nous le voyons bien, sur le thème topique classique).

49Alors, nous sommes ici peut-être en face d’un « pas en arrière », par rapport à Guarino, parce que chez Gambiglioni, il semble que le prêt et l’usage concernent le livre lui-même, en tant qu’objet, et non son contenu. Un livre peut être utilisé par son détenteur de plusieurs façons, et notamment comme modèle (exemplar) afin d’en tirer des copies. Guarino, de façon rhétorique, « prêtait des opinions », tandis que Gambiglioni, plus pragmatique, « prête un livre ».

50Cependant, en inversant l’exemple du juriste, nous notons que nous obtenons un résultat similaire à celui de Guarino: la copie non-autorisée, la reproduction abusive (c’est-à-dire sans le consentement du « titulaire » du livre) d’une œuvre littéraire est un vol. Quel genre de vol ? Un vol d’usage (furtum usus), chaque fois que le détenteur du modèle de départ, de « l’original » pour ainsi dire, garde le livre sur la base d’un titre contractuel valide (dans ce cas, un prêt).

51Le cas, le style et le but de Gambiglioni sont nettement différents de celui de Guarino, mais l’encadrement de l’affaire (publication ou reproduction d’une œuvre invito auctore, sans le consentement de l’auteur, ou du moins, de celui qui avait des droits prioritaires sur le travail de départ) est tout à fait comparable. On peut déduire, de ces cas, que la circulation des œuvres littéraires a lieu par des actes de livraison du matériel d’écriture, dont l’utilisation peut être limitée par contrat et la lésion de ce contrat punie pénalement. La reproduction ou la publication du contenu, sans le consentement du titulaire du « droit supérieur », constituent un abus des facultés prévues par le contrat, et de tels abus constituent, chez Guarino, mais aussi chez Gambiglioni, un délit de vol d’usage.

III. Au-delà de la reproduction abusive. Menrad Molther (1505-1558)

52Les textes de Guarino et d’Angelo concernent la protection des œuvres littéraires sous deux divers profils de punissabilité de leur reproduction abusive (abus d’un texte, c’est-à-dire des idées qui y sont contenues, chez Guarino ; abus d’un code, c’est-à-dire du support matériel du texte, chez Angelo). La classe du vol d’usage paraît néanmoins attirer, au moins dans la rhétorique humaniste, une dimension encore plus idéale que celle des droits de l’auteur ou ‒ pour ainsi dire ‒ des droits des œuvres.

53Un cas particulièrement intrigant nous est offert par un texte de Menrad Molther, humaniste allemand, théologien réformateur et philologue passionné38.

54En 1545, Molther dédicace à l’évêque de Würzburg, Melchior Zobel, une édition commentée du poème en hexamètres De spiritualis historiae gestis, par saint Alcime Avitus, archevêque de Vienne (455-51839): l’œuvre, écrite environs mille ans auparavant, vers 50740, fait revivre dans cinq livres en vers l’histoire humaine selon la narration biblique.

55Le passage auquel nous sommes intéressés fait partie du commentaire au premier livre (De mundi initio), ou les vers d’Alcime décrivent la création de l’être humain selon le livre de la Gènese. Alcime s’applique à une description méticuleuse de la façon dans laquelle la vie organique naît de la matière inorganique, la terre. Peu à peu, les membres humains prennent forme et consistance, et s’érigent en une individualité marchante à partir d’une masse inerte et indistincte.

56La scène de la création est décrite avec beaucoup d’ardeur, et l’évêque en produit une exposition minutieuse, dans laquelle les détails anatomiques sont énumérés dans leur développement original.

57Molther, en examinant un manuscrit très ancien de l’œuvre, s’aperçoit que certains vers ont été censurés par un précédent possesseur du code et sont couverts d’encre (quis attramentum oblevit), à tel point qu’il est désormais impossible non seulement de les lire, mais aussi de reconnaître la présence des traits de l’écriture. Il s’agit, nous le savons, du lieu correspondant aux vers 94-100, et probablement d’une partie du vers 101, du livre De origine mundi (De mundi initio41). Face à cette découverte, Molther commente42 :

58« In vetustissimo quod ad manum mihi est exemplari, scripta fuerunt septem carmina, quae quantum divinare potui, admirabilem dei creatoris potentiam in membris humanae generationi consecratis continent. Haec nescio quis attramento ita oblevit, ut vix scripturae vestigium appareat. Si fecit ne lubrica iuventus ansam nancisceretur verecundiae limites transiliendi, me iudice dignior est excusatione quam accusatione. Verum si ex hypocrisi vel ficticiae religionis superstitione hoc fecit, furti reus esse videtur. Si enim is furtum [fecerit] qui iumenta sibi commodata longius duxerit, vel alio modo invito domino usus fuerit, ut patet ff. de furtis l. qui iumenta, et Inst. eodem titulo §. furtum autem, quanto magis hic hypocrita furti reus est, qui libro, invito auctore, alio modo quam decuit usus est43. »

59Les vers perdus, suppose Molther, ont été biffés ‒ après la confection du manuscrit ‒ pour censurer leur contenu (il conjecture qu’ils décrivent la présence de la puissance du Créateur dans les membres humains destinés à la procréation).

60L’humaniste critique la censure, mais avec prudence, car il fait une distinction : au cas où le censeur a agi dans une juste intention ‒ pour ne donner aux jeunes l’occasion de dépasser les limites de la décence ‒, la censure-même devient justifiable. Si, à l’inverse, le censeur a agi hypocritement, c’est-à-dire simulant des bonnes intentions, mais pour plier le texte à ses propres fins, ou pour soutenir une fausse doctrine, alors il est à condamner. On pourrait dire: s’il a agi conformément à la destination morale prévue par saint Alcime, son acte est seulement naïf ; au contraire, s’il l’a conduit de façon malveillante, par un dessein contraire à celui d’Alcime, il a commis un délit de vol.

61L’argument de Molther se fonde, encore une fois, sur les instituts romains et leur topique: s’il est vrai que celui qui utilise d’une façon impropre les chevaux d’autrui, qui lui ont été prêté à usage, commet un furtum, il s’ensuit que l’hypocrite qui invito auctore utilise un livre d’une façon contraire à ce qui avait été convenu (alio modo quam decuit), est coupable à plus forte raison.

62Comparativement à Guarino (où l’épître avait été surutilisée, car excessivement exploitée), l’abus s’est produit ici, selon Molther, au moyen d’une sous-utilisation du texte, c’est-à-dire d’une élimination des vers, d’une censure des idées. Il s’agit néanmoins des deux faces d’une même pièce.

63D’ailleurs, même l’exemple du cheval n’est pas choisi par hasard: un écrit (comme on le lit expressément chez le Veronèse, et ici à demi-mot), avec les idées contenues dans celui-ci, est un vecteur de connaissance pour les lecteurs, mais il faut l’utiliser dans la mesure où l’auteur l’a voulu. Aller plus loin (longius) signifie, nous dirions aujourd’hui, instrumentaliser.

Épilogue

64La simple transition de l’évocation générale du concept de propriété intellectuelle à côté de celui de vol, à la référence spécifique au furtum usus à côté de celle de licence d’usage, nous donne tout de suite l’idée d’une tradition juridique articulée et complexe, qui n’a jamais cessé d’essayer de lire les relations sociales et économiques, même les plus récentes, et à chaque fois les plus modernes, avec les yeux du passé, et du droit romain en particulier.

65Ce thème, en fait, semble avoir été négligé par la plupart des études qui concernent l’histoire du droit d’auteur. Celles-ci, au regard de l’époque qui précède la réflexion moderne en cette matière44, se sont concentrées surtout sur les traits locaux du système des privilèges45, ainsi que sur l’origine et l’évolution du cadre normatif dans les divers pays (France et Angleterre en particulier). Il semble toutefois opportun d’adjoindre aussi à ces investigations indispensables une étude historiographique spécifique sur les reflets de la tradition romaine en cette matière.

66La rhétorique humaniste (mais pas elle seule) atteste en effet pour l’époque moderne d’une persistance des éléments propres des instituts pénaux hérités du monde ancien, dans le cadre plus général du processus de distinction et d’identification des types modernes d’infractions, surtout pénales mais aussi civiles, à partir des délits romains46. Ainsi, par exemple, l’encadrement de la divulgation et de la publication abusive des œuvres littéraires, dans la classe des conduites « furtives » lato sensu, émerge à plusieurs reprises autant dans la sensibilité des auteurs-mêmes que dans la réflexion juridique, en particulier celle des xviiie et xixe siècles alors que, dans l’Europe entière, il est nécessaire de coordonner la protection des auteurs avec le développement de l’idée d’une « propriété intellectuelle47 », jusqu’aux seuils du xixe siècle48. L’uniformité de la pensée des rhétoriciens et des juristes, autant que la référence constante au furtum usus, par rapport à des situations aussi différentes et à des aspects aussi spécifiques de la protection des auteurs et des œuvres, semble suggérer la diffusion, dans l’Europe humaniste, de schémas conceptuels pour la plupart communs49.

67Toutefois, la tendance à l’encadrement, rhétorique et juridique, de l’utilisation non-autorisée des œuvres littéraires (textes exploités ou censurés ; idées qui voyagent trop loin ou qui sont forcées à s’arrêter) en termes de furtum usus, peut être lue dans un contexte plus général du rapport des humanistes avec l’intégrité des écrits et des mots qu’ils véhiculent. Ce faisant, cette histoire nous donne une application spécifique d’une règle plus générale, et généreuse, proposée par l’Humanisme : se montrer toujours à la hauteur du passé, afin d’être chaque jour dignes de notre présent.

Articles Oct. 24, 2017
© 2017 fhi
ISSN: 1860-5605
First publication
Oct. 24, 2017

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