Introduction
1Si, de façon globale, s’attacher à la compréhension des institutions d’un peuple présuppose la connaissance de son histoire tout court, un tel postulat paraît à bien des égards comme incontestable en ce qui concerne Genève. Certes l’histoire des institutions ne saurait se rendre autonome d’une histoire plus générale, mais nous n’avons ni le dessein ni la place d’intenter ici le récit ascensionnel de la cooptation oligarchique, tout au plus tenterons-nous de retracer les modalités explicatives de la dépossession fiscale matérialisée à l’aune du XVIe siècle et dont l’Édit de 1570 – auquel le peuple consent dans de singulières circonstances – s’avère par ailleurs illustratif d’automatismes historiques propres à l’Ancien Régime genevois. Or, il est à ce titre difficile de se référer à une véritable histoire du droit civil genevois d’Ancien Régime, tant les Édits civils ne résument point la source unique du droit privé genevois – nombre de matières étant réglées par les Ordonnances ecclésiastiques de l’Église de Genève, comme le mariage et le divorce – sans compter que le droit romain demeurait subsidiaire à l’interprétation ou au comblement des lacunes.
2À y regarder de plus près, l’année 1570 fonctionne d’une manière d’épilogue qui nous permettra de mesurer l’essentiel des conditionnements oligarchiques narratifs de la constance de l’effilochement des compétences du Conseil général et ô combien irréductibles au récit généalogique de la Parvulissime. Mais le processus de dépossession fiscal auquel le Conseil général adhère, il est vrai dans un empressement circonstanciel particulier, fera l’objet d’une bataille idéologique qui ne sera pas sans rejaillir dans une spectaculaire ambivalence politique au cours des débats constitutionnels d’Ancien Régime, démontrant par là l’extraordinaire élasticité de son caractère. L’Édit de 1570 se mettra tout à la fois au service des bourgeois et patriciens qui s’en disputeront à coups de fières antithèses le sens normatif. La résonnance d’une telle concession fiscale trouvera en effet un écho bien particulier dans les crises politiques connexes à la première moitié du XVIIIe siècle, ou en 1707 et 1734, la pertinence d’une telle délégation sera ardemment dialoguée, et ce dans une rhétorique intégrative de l’avancement du jusnaturalisme moderne. Voilà pourquoi nous a-t-il semblé opportun de mieux faire ressortir la teneur véritable de cette délégation et la nature même de sa permanence qui tramera l’interrogative notion de souveraineté au sein des débats constitutionnels de la première moitié du XVIIIe siècle. Il est sur ce point tout à fait significatif d’exposer à quel point l’effraction de faits sociaux – soustraits à l’emprise de la positivité des premiers Édits – participe d’une inclinaison aristocratique à travers la délégation des droits du peuple à une frange ciblée et prioritaire de la population (Conseils restreints1).
3Si le Conseil général garda, jusqu’en 1570, la responsabilité d’avaliser les impôts de la Seigneurie, la concession du droit de lever l’impôt est façonnée par un patriciat dont les visées politiques intérieures s’appuient sur l’avancée de prédispositions extérieures ourdies par la crainte de menaces extérieures, comme en atteste la création du Conseil des Cinquante en 1457. Au cours des dernières années du XVIe siècle, l’exigence d’une concentration de l’autorité des Conseils restreints s’accentue en réaction aux factuelles occurrences que sont les menaces du duc de Savoie et la persistance d’une famine aigüe. Et si là n’était rien d’autre que l’alibi suprême de l’abdication populaire ? Or cette contraction dans les mains des Conseils restreints trouve, historiquement parlant, plus profondément sens dans la substitution des droits souverains de l’évêque à une « Seigneurie » – dans le sens féodal que le mot renferme –, c’est ainsi que les Conseils restreints tirent de cette délégation la preuve d’une obéissance certaine dont le peuple est désormais assurément comptable. Cette expression politique est en somme expansion d’une dysmétrie qui perdurera tout au long du XVIIIe siècle. Certes au lendemain de la Réformation, Genève ambitionne de former un refuge de la liberté individuelle dans la lutte pour l’indépendance politique, mais il serait bien inadéquat d’y déceler de façon imparable le ferment d’une idée démocratique qui ne demande qu’à s’éprouver. C’est ainsi que « [p]endant près de trois siècles, les privilèges ecclésiastiques ou aristocratiques, l’esprit de castes, se sont mis en travers des réformes2 ». Dès la constitution des premiers Édits civils et politiques, Genève fige abruptement son architecture politique dans une structure aristo-démocratique où le droit d’initiative en matière législative échappe à l’ensemble des citoyens et où les magistrats s’élisent réciproquement.
I. L’effilochement du Conseil général
4S’il paraît pour historiquement délicat de déterminer avec une exacte assurance l’époque précise où les Genevois obtinrent du pouvoir épiscopal la première consécration de leur autonomie communale3, il n’en demeure pas moins que la Cité s’organise en « commune » dès la fin du XIIIe siècle. À côté de leurs privilèges individuels reconnus dès l’avancement du mouvement communal, les citoyens jouissent collectivement de prérogatives dont l’exercice relevait d’une organisation intérieure tributaire d’organes définitivement constitués au commencement du XVe siècle. Mais au XIVe siècle, les modalités règlementaires de la vie genevoise reposent sur des sources connues de manière partielle ou indirecte desquelles il est attesté la présence d’une assemblée générale qualifiée de Conseil Général. Codifiées en 1387 par l’évêque Adhémar Fabri, puis confirmées le 22 mai 1444 et imprimées en 14554, les Franchises instaurent officiellement la première source juridique codifiée avec pour « but essentiel de bien établir et de confirmer les libertés, Franchises, us et coutumes individuels et collectifs des citoyens et habitants5 ». Ces libertés relatives seront « conservées intactes jusqu’à la fin du XVe siècle, mais […] n’augmenteront plus6 ». En même temps que les Franchises approuvent les libertés et les coutumes des citoyens de Genève, celles-ci reconnaissent officiellement l’existence de la commune ; « [l]e Code des Franchises, il est vrai, ne mentionne pas expressément le Conseil général des citoyens, mais il a constaté et légalisé l’existence des quatre syndics, élus chaque année par lui gérer les affaires de la commune7 ».
5Mais en plus de paraître pour institutionnelles du caractère politique de la Genève d’Ancien Régime, les Franchises constituent un instant juridique prioritaire et privilégié en ce que les citoyens se voient gratifiés de singuliers et précieux attributs. Faits notables, contre les risques d’abus d’autorité ou d’arrestations arbitraires, les Franchises contenaient non seulement des garanties majeures, comme la liberté individuelle et le droit de propriété, mais accordaient aux citoyens la liberté d’exercer un négoce et de consentir à la charge fiscale8. Selon une prédisposition coutumière, aucun impôt nouveau ne pouvait être établi sans l’assentiment du Conseil général9, ce qui signifie que le peuple – entendu dans sa qualificatif hautement générique – demeure originellement titulaire du droit de lever l’impôt.
6L’organisation communale genevoise se singularise en outre par une aptitude : le maintien de sa base populaire représentée par le Conseil général. La plupart des autres villes adoptent assez rapidement un régime plus aristocratique dans la mesure où la primauté est accaparée par des Conseils restreints. À Genève au XVe siècle, le Conseil général demeure l’autorité suprême et quasi incontestée10. Au XVe siècle en effet, le Conseil général est souverain véritable, capable d’interagir « directement dans toutes les affaires importantes de la communauté11. Historiquement parlant et par opposition aux cantons-villes de la Confédération qui se distinguent par une aristocratie de droit, Genève est une « Stadtgemeinde », ce qui signifie que le peuple est originellement souverain12. Mais comme le remarquait subtilement Herbert Lüthy, « le fait est que l’oligarchie genevoise ne put jamais acquérir cette légitimité quasi incontestée ni cette bonne conscience paternaliste qui était celle des oligarchies de Berne, de Lucerne ou de Zurich. C’est ce qui fit de Genève le laboratoire constitutionnel de l’Europe13 ».
7Dès le XIVe siècle, le Conseil général, assemblée populaire analogiquement reliée à la structure d’une Landsgemeinde des cantons primitifs et apparié – au plan théorique tout du moins – au pouvoir législatif14, réunit citoyens et bourgeois (cives et burgenses) ainsi que des habitants15 (habitatores), ces derniers pourtant interdits de toute activité publique. Le terme de « peuple » conglomère donc l’ensemble des citoyens et bourgeois siégeant en Conseil général16. Les Édits de la République de Genève sont à ce titre particulièrement explicites puisqu’il est écrit que « par ce mot de peuple il faut comprendre les citoyens et les bourgeois qui seuls ont le droit d’élire, et non les habitants, sujets ou étrangers17 ». Or si le Conseil général est d’ordinaire associé à l’idée de représentation populaire18, celle-ci s’avère à vrai dire bien plus virtuelle que réellement attestée, puisque sur les 20'000 personnes que compte Genève au XVIIIe siècle, seules 1'200 sont citoyens et bourgeois19. Le reste de la population est composé d’habitants, de natifs ou de sujets des terres de la Seigneurie, qui eux, ne jouissent d’aucun droit politique, mais ce n’est qu’à partir de 1520 que l’on distingue bourgeois des citoyens20. La citoyenneté accordait en sus de l’appartenance à l’élite urbaine la plénitude des droits civiques et la possibilité d’accéder à la magistrature. Par bourgeois, c’est l’individu en tant que bénéficiaire des « lettres de bourgeoisie » qu’il faut entendre la présente terminologie, et par citoyen, le fils d’un bourgeois né dans la cité21. Les bourgeois, également bénéficiaires de la citoyenneté, acquièrent la bourgeoisie de leur vivant contrairement aux citoyens qui en héritent la titularité22. La bourgeoisie, qui s’acquiert par naissance ou par achat, permet d’exercer certaines charges publiques lucratives23. Les femmes sont exclues de tout privilège politique et bien qu’elles feront preuve d’un certain activisme révolutionnaire, ces dernières ne militeront jamais en faveur d’un changement de condition au cours du XVIIIe siècle ni même avant. Les étrangers, comme les habitants des campagnes, ne jouissent d’aucun droit d’établissement en ville de Genève, mais ces derniers possèdent malgré tout quelques droits civils et économiques bien secondaires à ceux des droits politiques des citoyens. Le statut associé à celui des habitants est bien souvent transitoire et s’achève soit par un changement de lieu ou par l’acquisition de la bourgeoisie24.
8Si l’autorité souveraine de la commune résidant aux mains des citoyens et bourgeois consacre le suffrage universel direct25, il est dès lors permis de parler d’une véritable démocratie municipale directe26, mais contrairement à ce qu’allègue Henri Fazy, pour qui le Conseil général était déjà au VIe siècle « le souverain véritable27 », force est de constater que Genève était encore gouvernée par un prince-évêque fort d’attributions importantes (droit de grâce et droit d’évocation des causes judiciaires entre autres) illustratives de son statut véridique de souverain de l’État jusqu’à l’indépendance de la République28. Pour être historiquement plus précis, « [l]e Conseil général ne peut être qualifié de « souverain » qu’à partir de la chute de l’épiscopat (1536) qui fit de Genève une République indépendante29 ». C’est au XVe siècle que le Conseil général s’érige en autorité suprême à une période précise où la bourgeoisie des villes s’accommodait mal de l’Église romaine qui tardait à corriger des abus dénoncés depuis longtemps.
9Parmi les attributions premières et originelles du Conseil général figurent notamment l’élection des syndics, l’établissement de l’impôt sur le vin, le choix du chef de la Garde de la Ville ou Capitaine Général. L’élection des syndics consistait pour exemple la plus importante prérogative du Conseil général30. Le Conseil général voit à partir de 1387 son importance grandir au point d’incarner de manière véritable le pouvoir législatif ; si c’est à lui que les syndics soumettent les décisions à prendre lorsqu’une circonstance grave se présente, opère, en un peu moins d’un siècle, un revirement brutal. Preuve en est qu’au XVIIe siècle sa mutation est complète jusqu’à faire figure de simple auxiliaire du gouvernement. Si le Conseil général est gros d’un rôle majeur dans les affaires intérieures de la ville au cours du XVe siècle, la première moitié du XVIe siècle – en raison d’une influence émanant du dehors – engage de profondes transformations du caractère institutionnel de la Cité. La vitalité du Conseil général qui perdure jusqu’à la fin du XVe siècle, malgré les efforts des évêques pour le supprimer, lui permet de s’élever garant de la résistance face aux tentatives de la Savoie31. Au tournant du XVIIe et du XVIIIe siècles, l’atténuation des prérogatives du Conseil général s’énonce instamment au point de limiter son rôle au début du XVIIIe siècle à la simple acceptation des syndics. Législativement et fiscalement démunis, les citoyens se voient peu à peu réduits au silence. Pour capital qu’il puisse paraître dans la Genève du XVe siècle, le Conseil général tombe en complète désuétude dès la fin du XVIe et « demeurait au XVIIIe siècle une curiosité historique sans équivalent même dans les Cantons suisses32 ». Au tournant du XVIe siècle, l’autorité du Conseil général en matière législative s’effiloche sérieusement et de façon presque définitive. Car si sur le principe, le peuple était habilité à être consulté quant à l’orientation des décisions importantes, par exemple le déclenchement d’une guerre, la ratification de traité de paix ou par exemple la création de nouvelles normes fiscales, les bourgeois et citoyens sont froidement bannis de toute initiative législative depuis 1543. Or les citoyens et les bourgeois de Genève s’efforcent de contourner cette exclusion par la permission faite de présenter des « représentations » auprès des syndics et du procureur général. Consacré par les Conseils restreints depuis 1543, le droit de représentation33 apparaît comme une pratique constitutionnelle de plus en plus incontestée au cours du XVIe siècle34 quand bien même le processus de consultation tombe à vrai dire un peu plus en désuétude au XVIIIe siècle35. Pour répondre à l’affaiblissement des droits du Conseil général, les autorités gouvernementales consentent donc à octroyer un authentique droit de se faire « représenter36 » auprès des syndics et du procureur général, tour à tour qualifiés « d’instances » ou de « remontrances », mais qui, indifféremment du nombre de signataires, ne recouvrent aucune force obligatoire pour les destinataires. Par « instances » s’entendent les projets destinés à moduler les Édits, et par « remontrances » les plaintes visant à constater la lacunaire exécution des lois. Ces deux modes « représentatifs » seront réitérés en 1707, 1738 et 1768. Chaque conseiller étant par ailleurs en droit de faire des « proposites », soit des propositions destinées à affermir le bien de l’État, mais auxquelles le Petit Conseil n’est toutefois pas tenu de donner suite.
II. L’inclinaison oligarchique
10En 145737, le Conseil général – sentant le besoin d’un dessaisissement de sa tâche devenue trop imposant à assumer – délègue à un Conseil des Cinquante des attributions très étendues. Ce Conseil, élu par le Petit Conseil, disparait un certain temps pour réapparaître vers 150238 et se transforme en Conseil des Soixante pour finalement subsister jusqu’à la Révolution. Organe intermédiaire entre l’exécutif (syndics, Petit Conseil) et le législatif (Conseil général), ce Conseil vise à tempérer l’empressement décisionnel des syndics et du Petit Conseil. Il parait en effet aux yeux des Genevois urgent de ne pas prétériter, par des choix hasardeux ou précipités, l’orientation politique en laissant à 25 personnes seulement le soin de sursoir à de circonstanciels imprévus. Il faut dire qu’à cette époque La Maison de Savoie jetait déjà un œil avisé sur Genève. Or si la réunion du Conseil général n’est pas envisageable dans un laps de temps rapide, notamment en cas de circonstances guerrières, l’essentiel objectif du Conseil des Soixante consistait donc à pallier l’impossibilité d’un rassemblement, quand bien même le Conseil des Soixante devient rapidement un simple embranchement du Petit Conseil. Héritier du Conseil des Cinquante, le Conseil des Soixante, à peine ses débuts consommés, noue avec le Petit Conseil et les syndics une irréductible dépendance. Ce nouveau Conseil ne semble pas avoir rendu les services qu’on attendait de lui : en réalité, il n’avait pas d’existence propre et indépendante ; il jouait le rôle d’auxiliaire du Conseil ordinaire (Petit Conseil).
11Fort de 25 membres, le Petit Conseil (appelé également Conseil des Vingt-Cinq), dont la gestion obéit à une cooptation familiale39, bénéficie d’une compétence pour ainsi dire universelle puisqu’il administre les affaires de l’État grâce aux arrêtés qui assurent l’exécution des lois40. Élus de façon perpétuelle, les membres du Petit Conseil41 sont tous issus de la volonté du Conseil des Deux-Cents qui lui-même est formé par la décision du Petit Conseil42. L’historien Leti n’en dit en vérité pas moins lorsqu’il écrit que le Petit Conseil « sert de base et de canal à tout l’édifice du gouvernement, puisque tout lui passe par les mains avant d’aller aux autres Conseils43 ». Si pour Roget, le Petit Conseil apparaît comme « le ressort le plus important dans le mécanisme de l’ancienne constitution genevoise44 », cette opinion doctrinale mérite malgré tout d’être contrebalancée par le fait que l’effraction d’un tel infléchissement ne peut sembler pour si brutal, tant d’une part la Compagnie des pasteurs veillait avec grand soin au respect des ordonnances ecclésiastiques tel un contrepouvoir, et d’autre part parce que le Petit Conseil, dont la composition incorporait des membres du Deux-Cents, avait la possibilité d’interférer dans les débats politiques45.
12Mais dès le XVIe siècle, l’histoire de Genève émerge vers une nouvelle phase : livrée à ses propres forces, la lutte avec La Maison de Savoie s’avérait rapidement disproportionnée et la ville devait chercher protection en quémandant instamment des alliances extérieures. Né en 1526 des suites de la convocation d’un traité de combourgeoisie consilium ducentarium admodum generale46 en vue de la ratification de la première combourgeoisie avec Berne et Fribourg – comportant un engagement des deux villes suisses de venir en aide militairement à Genève en cas d’attaque – le Conseil des Deux-Cents (dit également Grand Conseil) est doté rapidement d’attributions larges et s’approprie dès 1543 une importante marge de manœuvre dans les choix législatifs ainsi qu’un droit de grâce dans le domaine criminel en 156847. Au-delà du rôle d’intermédiaire entre le Petit Conseil et le Conseil Général, ses attributs sont plus étendus que ceux du Soixante et s’étalent presqu’à hauteur de ceux du Conseil général. Il est par ailleurs l’autorité judiciaire compétente en matière de recours tant au plan civil que pénal48 et considérée depuis 1604 comme « la pierre angulaire de tout l’édifice politique genevois49 ». La nouvelle institution pouvait sans doute offrir certains avantages, mais cette innovation politico-juridique avait en cela un mauvais côté, celui d’amoindrir le Conseil général puisque les compétences accordées au Conseil des Deux-Cents étaient autant d’empiètements sur la souveraineté populaire. Mais ce mimétisme politique a ceci de révélateur : en prenant exemple sur Berne et Fribourg, Genève s’éloignait des traditions d’une petite communauté démocratique. Le paysage politique genevois évolue de la sorte vers une inclinaison aristocratique de plus en plus incitative à partir de 1519, mais c’est surtout dès 1526, année où fut créé le Conseil des Deux-Cents, qu’une telle tendance s’accentue. Or, contrairement à ce qu’affirme Fazy50, il nous paraît réducteur d’envisager la création du Deux-Cents comme la première source d’inclinaison aristocratique d’Ancien Régime, tant une telle modulation hiérarchique repose prioritairement dans la lutte que les Eidguenots livrent pour l’indépendance de la ville. Convaincus rapidement de la valeur pratique de pareille institution, ceux-ci s’emparent de cette construction, jadis mise au service de la politique ducale51. Voilà pourquoi il n’est simplement pas permis d’envisager la tournure oligarchique comme postérieure à l’établissement de l’indépendance de la République. Créé non point pour pasticher servilement les institutions de Berne et de Fribourg, ni dans le but de perfectionner l’organisation de la cité, mais aux fins d’assurer à l’heure décisive la victoire des Eidguenots, le Conseil des Deux-Cents fut ensuite maintenu pour le simple motif que lui seul, en raison de sa composition première, permettait de poursuivre la politique qui venait de triompher52. Le 8 février 1534, le Conseil général décida, par un vote unanime, que le Deux-Cents serait maintenu, « pour éviter les tentatives des gens pervers, les émeutes, les conjurations et les trahisons » et décida dans un empressement similaire que le Deux-Cents demeurerait éligible par le Conseil ordinaire.
13Si dès l’origine les membres du Deux-Cents furent choisis par les syndics et le Petit Conseil, en 1530, le Conseil des Deux-Cents s’attribue le droit d’élire réciproquement les membres du Petit Conseil et des Soixante. S’amorce en conséquence un enchevêtrement dicible qui demeurera d’ailleurs l’une des bases de la constitution genevoise d’Ancien Régime, sans compter que les conseillers du Deux-Cents peuvent naturellement prendre part, en tant que simples citoyens, aux réunions du Conseil général. Les Conseils inférieurs de l’Ancienne République de Genève s’élisent alors réciproquement, c’est-à-dire en dehors de tout contrôle populaire. Cette co-élection des Conseils – sorte d’entrelac constitutionnellement assumé pour le dire autrement – introduite dès 1530, a façonné, selon l’expression de Galiffe, « un système de navette et d’emboîtement53 », symptomatique de la cristallisation du pouvoir dans les mains de quelques familles et c’est ce système « qui devait faire aboutir à une aristocratie de fait les institutions démocratiques de l’ancienne Genève54 ». C’est ainsi que la Genève d’Ancien Régime se rapproche bien davantage d’une aristocratie magistrale que de naissance puisque l’accession au pouvoir ne peut opérer qu’au titre de syndic ou de membre des Conseils restreints. Bodin n’avait-il d’ailleurs pas tout dit dans sa conclusive assertion en qualifiant Genève d’« Etat populaire gouverné aristocratiquement55 » ?
14En admettant par délégation au peuple le privilège d’élection de ses magistrats principaux, Genève teinte sa dimension aristocratique d’une aspérité démocratique inséparable d’un choix représentatif56. C’est ainsi que le Conseil des Deux-Cents représente dans cet ordre d’idées in fine le Conseil général. À compter de ce procédé représentatif, « [l]es élections populaires trouvent leur place dans un modèle théorique plus large où la représentation ne provient pas de l’élection, mais résulte presque naturellement des qualités intrinsèques des Petit et Grand Conseils […] L’élection populaire ne tisse pas de lien de type représentatif entre le peuple et les magistrats qu’il « retient » en dernier lieu, mais doit plutôt se comprendre comme un prolongement du rapport paternaliste que tout conseiller est censé entretenir avec l’ensemble des citoyens genevois57 ». De cette façon, les Conseils restreints agissent sous l’autorité du Conseil général, se plaisent à avancer les membres du patriciat, et incitent sous cette forme une implacable obéissance du peuple. Mais cette nouvelle articulation politique aristo-démocratique substitue à la peur de la monarchie et au risque d’un pouvoir cadenassé par l’unicité d’une figure une application politique non moins condescendante. C’est ainsi que « […] dès la fin du XVIe siècle […] le pouvoir exécutif s’autorisait du principe représentatif pour tenter d’ôter aux Citoyens et Bourgeois assemblés en Conseil général l’exercice direct de leur capacité législative matérialisée dans le droit de sanction58 ».
15Ce faisant, ce « système de navette et d’emboîtement », tel que le qualifie Galiffe, irrigue le mode de fonctionnement des différentes entités organiques et précipite les institutions démocratiques de l’ancienne Genève vers une aristocratie de fait. Littéralement autonomisés, les Conseils restreints s’éloignent de l’autorité du Conseil général dont les compétences législatives s’amincissent au profit de ces mêmes Conseils sous le poids du principe dit de « l’emboîtement », stipulant « que rien ne soit mis en avant entre les Deux-Cents qui n’ait été traité au Conseil étroit, ni au Conseil général avant de n’avoir été traité tant au Conseil étroit qu’entre les Deux-Cents59». Une connivence familiale frappante déteint alors sur l’organisation politique de la cité, ou, comme le remarque l’historien d’Ivernois : « [l]e Petit Conseil et le Conseil des Deux-Cents, pouvant se destituer mutuellement, sentent le besoin de se ménager. En effet, ils commencent par ne destituer que les membres qui ont commis quelques fautes graves, et finissent par n’en exclure aucun ; c’est ainsi que le passage de l’amovibilité à l’inamovibilité est insensible et que les Deux-Conseils deviennent, par le fait, des corps perpétuels60 ». D’un mot, « le népotisme était la règle au point de devenir dans l’esprit du patriciat l’expression d’un droit61 ». Genève poursuit de façon analogue l’achèvement de l’autorité du Petit Conseil avec notamment la création en 1588 d’un Conseil secret de sept membres censé répondre le plus immédiatement qui soit à la survenance d’imprévus et destiné à collaborer avec le Petit Conseil, au point de subvertir les compétences du Conseil des Deux-Cents et du Conseil des Soixante62. Si les organes politiques genevois consacrent à l’aube de la Réforme, plus exactement de 1527 à 1534, un conséquent bouleversement de l’organisation institutionnelle tout en engageant l’autonomisation de l’autorité ecclésiastique ; il s’agit bien plus d’une révolution sans changement au sens où celle-ci est portée davantage par le souci du pragmatisme que par une profonde conviction démocratique, ce dans la mesure même où « les Eidguenots institutionnaliseront la pratique antérieure plus qu’ils n’innoveront radicalement, tirant simplement les leçons de la lutte contre leurs adversaires jusqu’à leur emprunter leurs moyens63 ». Symptomatique du glissement opéré par le pouvoir, Genève passe successivement d’un conseil de prud’hommes à la constitution d’une magistrature urbaine, de l’héritage féodal à une communauté nourrie de calvinisme. Si « Calvin estime, en 1543, qu’une aristocratie tempérée de démocratie constitue le meilleur régime politique possible pour les hommes : d’abord parce que Dieu l’a accordé à son peuple élu, et ensuite parce que l’expérience montre qu’il en est bien ainsi64 ». « Parcourez l’Institution chrétienne, dit Fazy, l’œuvre capitale de Calvin, vous n’y trouverez aucune trace de ce qu’on appelle l’esprit démocratique. Souverains et magistrats sont divinement institués, les droits et les devoirs du sujet se réduisent à l’obéissance. Tout gouvernement doit être respecté, par cela seul qu’il existe. L’auteur de l’Institution n’a aucune notion ni des droits de l’homme ni de la souveraineté populaire65 ». Contrairement à ce qu’assène un peu trop brutalement Fazy, le réformateur n’a aucunement cherché à démolir le Conseil général, comme l’écrit l’historien genevois, pour qui Calvin « ne croyait qu’au pouvoir, et tout ce qu’on trouve de lui, c’est la confiance qu’il cherchait sans cesse à inspirer aux Conseils inférieurs dans les usurpations qu’ils commettaient contre le Conseil général66 ». Calvin, loin de comploter sournoisement contre le Conseil général, savait fort bien s’en servir pour parvenir à ses fins67. Si le propos de Fazy paraît pour radical, il semble bien appeler une nuance essentielle, tant il est vrai Calvin admet au peuple une implicite capacité participative. Certes le calvinisme n’est pas étranger à la résorption des droits populaires, selon l’assertion commune qui veut qu’à « Genève, ce sont les restrictions religieuses qui ont amené les restrictions politiques68 », mais la théocratie genevoise, bien que non disposée à reconnaître de façon plénière la liberté individuelle, a permis, dans une moindre mesure, l’émancipation des droits populaires69, en tolérant expressément la participation du peuple au gouvernement de l’Église. Aussi le calvinisme prépara-t-il l’avènement de la démocratie représentative en travaillant puissamment au relèvement intellectuel et moral des classes populaires. D’aucuns iront jusqu’à prétendre que Calvin a concouru à l’établissement de l’assise moderne de la démocratie70, puisqu’en sanctifiant les membres de la communauté politique, ces hommes « saints » ne légitiment pas moins une implication dans le champ du politique au titre d’une imparable liaison entre leur ambition religieuse et le projet d’une communauté humaine71. Portés par la force d’un activisme pour ne pas dire d’un militantisme moral conséquent, les calvinistes genevois du XVIIIe siècle considèrent la politique comme le moyen de faire correspondre leurs conditions terrestres à la volonté de Dieu. À cette époque-là, le calvinisme s’inscrit dans ce que G. Ladner nomme la « réforme chrétienne », exigence d’engagement actif des membres de la communauté religieuse dans les choses de ce monde72. C’est pourquoi, comme le note astucieusement Helena Rosenblatt, « il n’est donc guère surprenant que dans certains quartiers de Genève, cette tradition se soit accompagnée de la redécouverte des vertus de la citoyenneté au sens républicain du terme, c’est-à-dire dans sa dimension participative73 ».
16Dans un glissement politique dont les historiens ont encore peine à percevoir le sens, Genève se dirige vers la promulgation de textes politico-religieux qui prennent le nom d’Édits74 (« Ordonnances sur les offices et les officiers »). Ces Édits sont à la base d’un système théocratiquement calviniste remanié une première fois en 1568 et une seconde en 1570. L’Évêque et le peuple, qui, de concert, régissaient jusqu’à cette date la cité épiscopale, cèdent place au désormais organes que sont le Conseil général et les Conseils inférieurs (Petit Conseil, Conseil des Deux-Cents, Conseil des Soixante) et entérinent les caractères politiques d’une structure ouvertement aristo-démocratique. Formellement acté par les Édits de 1543 puis de 1568, synonymes à bien des égards de véritable « loi fondamentale de l’État », et voué à réguler les droits de chaque « ordre de la République », le summum imperium fractionne alors son exercice dans la pluralité de ces organes et engage dans cette scission la célèbre dichotomie bodinienne entre la forme de l’État et la forme du gouvernement,75 mais dont la tonalité recouvre, au cœur du cénacle politique genevois d’Ancien Régime, moins l’insertion assumée d’une logique philosophique que les faveurs d’un choix politique.
17Théoriquement et historiquement souverain à compter de la tonalité même des Édits, le Conseil général, métaphoriquement représentatif des droits du peuple, et titulaire dans pareille configuration de la souveraineté, impulse, comme par un retournement dont l’Édit de 1570 sera ouvertement comptable, la disjonction de l’exercice du droit de souveraineté de sa titularité. Notons que si les Édits de 1543 répartissent les attributions des Conseils en matière d’élection, ils ne délimitent pas les attributions des Conseils en matière législative ni n’affrontent le problème du détenteur de la souveraineté. Ainsi « décrivant avec abondance et minutie les attributions et le mode d’élection des corps et des magistrats par l’entremise desquels la République était dirigée, les Édits ignoraient superbement la seule question qui les intéressait, savoir en vertu de quelle délégation ceux-ci détenaient de tels pouvoirs. En somme, les Édits ne définissaient pas un régime politique ; ils déterminaient simplement un mode de gouvernement »76. Ce faisant et par un truchement voulu de dessaisir le peuple de son originelle compétence, en plus de faire la loi, les Conseils restreints sont habilités à interpréter et sont jugés dignes de son application « à la rigueur », puisque les Petit et Grand Conseils sont en même temps des tribunaux civils et criminels. Nulle place dès lors pour envisager l’idée d’une séparation des pouvoirs.
18Si la formation des premiers Édits civils et politiques ne se résume point à l’originelle autorité de Calvin ni au conséquent développement du protestantisme en tant que matrice politique et juridique, elle trouve, plus profondément encore, dans les règles des Franchises la fondation matérielle et formelle de leur édifice juridico-politique. L’effort poursuivi par Calvin de réorganiser l’agencement juridique et politique de la Cité culminera en une dépendance assumée de l’État aux Saintes Ecritures77. Si d’évidence la Réforme a attiré sur Genève la marque de son individualité, quoiqu’il en soit, le mouvement protestant adopté impacte plus durablement que substantiellement l’organisme politique du XVIe siècle. Éminemment substantiel, le rôle de Calvin se caractérise d’une part par le remaniement du pouvoir spirituel de l’Église et d’autre part par la poursuite et l’achèvement des réformes institutionnelles menées jusqu’alors par les Eidguenots. L’immense activité juridique que développa Calvin dès 1537, illustrée par la part prépondérante qu'il prit par exemple à la rédaction des Ordonnances ecclésiastiques et des « Edicts sus le peuple » (ou « Edycts sus la République »), s’explique ni plus ni moins par la volonté de créer un nouveau droit constitutionnel, autant privé, public que canonique, et disposé à se substituer à l'ancien droit ecclésiastique. Mais Calvin, qui n’innove guère politiquement, participe à l’orientation aristocratique de la Cité en entérinant la structure politique en différents Conseils jalousement cooptés par l’autorité de quelques familles.
19Là déjà respire une singulière contraction oligarchique, car si la Réforme prêtait son concours à une aspiration émancipatrice, elle n’en demeure pas moins faire-valoir idéologique. À dire vrai, la Réforme admise n’équivaut pas à un basculement politique ni à un revirement fatal au moment où Pierre de la Baume délaissa son siège, la République s’emparera des privilèges territoriaux et légaux laissés vacants pour souverainement reproduire une seigneurie d’allure féodale78. Si c’est d’une Révolution anticléricale79 dont il s’agit, Genève ne se condamne pourtant pas à un basculement institutionnel complet et entend plus exactement refonder dans une cohérence de principe la structure politique d’avant. Ainsi « cette substitution s’opèrera sans que rien ne change dans les relations entre les citoyens de la Ville indépendante – les nouveaux seigneurs – et les habitants des campagnes – véritables sujets – qui se verront notamment imposer la Réforme protestante et resteront sujets de la seigneurie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle80 ». Sans s’y tromper, les premiers Édits civils de 1543, qui renferment l’essentiel du droit privé genevois, consacrent en effet davantage l’esprit d’un temps qu’ils n’entérinent une logique doctrinale ou constitutionnelle particulière. Mais alors à quoi tient l’extraordinaire longévité des Édits qui invinciblement perdurent de l’Ancien Régime à l’aube de la modernité ? Autant qu’ils se caractérisent en raison même de leur orientation volontairement aristocratique d’une forme simple, les Édits restreignent manifestement les possibilités d’initiatives du peuple et rendent de ce fait l’essentiel des problématiques peu évolutives.
20En 1539, une émulsion politique nouvelle, mais par ailleurs caractéristique des siècles suivants émerge : la restriction des droits des citoyens assemblés en Conseil général. Avec un aplomb certain, le Deux-Cents arrête que nul, sous peine de privation du statut de bourgeoisie, ne formule dorénavant en Conseil général la moindre proposition qui n’ait été auparavant soumise au Petit Conseil et au Grand Conseil. Le Deux-Cents rompt manifestement avec l’esprit des Franchises originellement dispensateur du droit d’initiative aux citoyens. Si cette proposition fut portée devant le Conseil général, elle ne fut pourtant jamais ratifiée. Tel est là l’un des derniers sursauts de l’allant démocratique. Calvin et ses émules ont-ils été à l’origine les instigateurs de la proposition du Deux-Cents ? Nul ne pourrait l’affirmer péremptoirement, mais il n’en demeure pas moins que le grand Réformateur concourt de façon assez certaine à l’implémentation d’une telle ascendance81.
21Si le Conseil général élisait chaque année les quatre syndics, les auteurs de l’Édit étaient enclins à porter atteinte à ce droit traditionnel en suggérant que deux seulement des quatre syndics fussent soumis chaque année à réélection, or si le Conseil général se refusa à sanctionner une semblable atteinte à ses droits, Roset raconte comment dans ses Chroniques82, la teinte démocratique originelle de la Genève d’Ancien Régime est invinciblement empesée. Si le gouvernement de 1543 dut battre en retraite sur la question des syndics, chaque citoyen ou bourgeois avait joui jusqu’alors du droit de porter devant le Conseil général toute proposition qu’il jugeait convenable. C’est cette même année que le gouvernement convainc le Conseil général de la pertinence de la disposition suivante, dont la tonalité relevait du presque caractère révolutionnaire : « que rien ne soyt mis en avant entre les Deux Cens devant qu’avoir esté traicté au Conseyl Estroyt, ni au Conseyl General, devant qu’avoir esté traicté tant au Conseyl Estroyt comme entre les Deux Cens83 ». Cette disposition abrogeait le droit dont disposait jusqu’alors chaque citoyen et bourgeois de porter devant le Conseil général toute proposition qu’il jugeait convenable et attribuait au Petit Conseil le monopole de l’initiative législative. A compter de pareille inflexion, le régime aristocratique est en voie de formation. L’année 1570 parachèvera cet irréductible avancement en participant de la paralysie du droit d’initiative du Conseil général dans la mesure où il revient dorénavant aux Conseils restreints d’arrêter toute proposition, entérinant par là ce que l’on ne tardera pas à appeler le « droit négatif des Conseils ». Ce basculement conséquent confine à une désappropriation politique en vertu du fait que les syndics et le Petit Conseil détiennent désormais l’initiative dans le processus de création du droit. Un tel procédé engourdit significativement l’autonomie du Conseil Général qui perdait définitivement son droit d’initiative au profit du gouvernement. Désormais donc et par cet imposant basculement, le pouvoir exécutif repose dans les mains des quatre syndics et du Petit Conseil.
22Si la deuxième grande compétence attributive du Conseil général consiste en la nomination d’un certain nombre de hauts magistrats (les quatre syndics, le trésorier, le lieutenant de justice, le procureur général), le pouvoir véritable des citoyens et bourgeois se verra restreint à mesure que les subtilités des rouages des institutions politiques genevoises mutèrent ce droit d’élection en un simple droit d’approbation ou de rejet. Les pouvoirs du Conseil général diminuent après l’adoption de la Réforme, celui-ci ne possédant que le droit d’approbation dans l’élection des syndics et le droit de choisir sur une liste les quatre syndics issus d’une liste de huit candidats présentés par les Conseil des Deux-Cents et le Petit Conseil84. « Le Conseil général, écrit à ce propos Fulpius, peut repousser les candidats qui lui déplaisent, mais il ne peut plus élire ceux qui lui plaisent85 ». Certes le Conseil général peut renoncer aux candidats qui lui déplaisent, mais ne peut favoriser ceux de son choix. Le droit d’initiative lui est refusé et c’est la raison qui mène Fazy à considérer plus exactement le Petit Conseil et le Deux-Cents comme les « véritables électeurs86 ». Les citoyens s’assemblent deux fois l’an en Conseil général afin de procéder à l’élection des quatre syndics notamment, ainsi qu’à celle du procureur général87. Dans sa thèse qu’il consacre au patriciat genevois, Paul Barbey résume en ces termes les liens organisationnels qui relient les différents Conseils : « [l]es syndics font partie du Petit Conseil, qui lui-même entre dans la composition du Conseil des Soixante. Les membres du Soixante sont inscrits d’office sur la liste des Conseillers du Deux-Cents. Enfin, les Conseillers du Deux-Cents peuvent naturellement prendre part, en tant que simples citoyens, aux réunions du Conseil général. Les Conseils inférieurs de l’Ancienne République de Genève s’élisent réciproquement, en dehors de tout contrôle populaire. En dernière analyse, c’est le Petit Conseil qui désigne le Conseil des Soixante et le Conseil des Deux-Cents88 ».
23À mesure que se dessine l’essentialité de ce basculement oligarchique, cette énonciation s’accommode d’une reproduction sociale non réductible au seul milieu politique cloisonné, mais qui, en plus de former une classe qualifiée de dirigeante et de non-dirigeante89, propulse vers la constitution d’une élite dont l’endogamie devient la règle90. Aussi cette inflexion sociale s’énonce-t-elle à compter de l’évolution des liens personnels où les relations d’homme à homme se rendent conductives par la puissance des liens financiers, illustratifs à ce titre de la constitution de réseau de parenté, de clientélisme et d’endogamie91. « Il paraît dès lors pertinent de considérer les familles gouvernementales de la Seigneurie de Genève comme une aristocratie cousine des élites des républiques italiennes des XVIe et XVIIe siècles. Jouissant de peu de prérogatives au sein de la Seigneurie, en comparaison des nobles français ou allemands, cette aristocratie donnait à l’État ses magistrats92».
III. La dépossession fiscale
24Nouvellement constituée, la République est investie des deux plus importantes attributions de l’État moderne, le pouvoir législatif qui jusqu’ici n’en était qu’à sa forme embryonnaire et le pouvoir judiciaire. La forme législative aboutie de l’Édit de 1568 répartit les trois pouvoirs politiques de la République entre les Conseils que sont le Petit Conseil, le Conseil général et le Deux-Cents. Si dès l’avènement des Édits, le pouvoir du Conseil général subit une atténuation manifeste au profit du Petit Conseil et du Deux-Cents, la modification des Édits politiques de 1568 n’interfère que très faiblement dans le mode de fonctionnement institutionnel93, mais c’est l’année 1570 qui accentuera les aptitudes des Conseils restreints en matière de gestion des finances publiques, puisque dès cet instant, le Petit Conseil bénéficie, grâce à l’accord du Conseil général du « pouvoir d’augmenter les revenus de la Ville », accompagné du droit de proposer au Conseil des Deux-Cents toute mesure visant l’augmentation des taxes. Ainsi donc, le Petit Conseil obtient qu’il lui soit accordé du Conseil général pleins pouvoirs pour soumettre au Deux-Cents toute proposition tendant à l’augmentation des revenus de l’État. Cette tendance évolutive participe de l’accroissement de l’autorité grandissante du Petit Conseil sur le Conseil des Deux-Cents et du Conseil des Soixante. Bref on assiste là ni plus ni moins à ce qui va consister un véritable blanc-seing des Conseils restreints. Deux ans s’étaient à peine écoulés en effet depuis la promulgation des Édits révisés lorsque le gouvernement conçut le projet de dépouiller le Conseil général de sa prérogative en matière fiscale. Or, il fallut que le peuple lui-même consentît à cette innovation, en un mot, qu’il abdiquât. Et le 2 avril 157094, ce fut chose faite : le Conseil général s’assembla au temple de Saint-Pierre et l’un des secrétaires d’État exposa, de la part des syndics, que les ressources de la République étaient devenues insuffisantes et que les collectes s’avèreraient « de petite efficace », incitant la recherche de nouveaux moyens dignes de prévenir la ruine du public. A compter de ce constat, le Petit Conseil demanda qu’il lui fût accordé plein pouvoir pour soumettre au Deux-Cents toutes propositions visant l’augmentation des revenus de l’État. Pour asseoir ce nouvel empiètement sur les droits souverains du Conseil général, le gouvernement usa d’un argument qui a été souvent employé, à savoir éviter au Conseil général la peine de se rassembler souvent : « Par ce moyen, dit le Registre, sera évité à ceste Compagnie la peine de s’assembler si souvent qu’il sera possible requis, ce qui seroyt malaisé95 ». Le dimanche 2 avril 1570 à Saint-Pierre, le Conseil général affiche d’emblée la tonalité hautement impérieuse dans une forme pourtant, il faut le supposer, volontairement laconique et sans mention de sa temporalité légale : « on ne pourra pas longuement subsister et fournir nécessités du Public96 ». Face à l’insuffisance des collectes et des récoltes, l’oligarchie genevoise presse une sortie de crise. « Au moyen de quoy, et afin de prevenir la ruine du Public et tant de Collectes qui font odieuses et de petite efficace, Messeigneurs du Petit et Grand Conseil, feroyent d’avis de penser aux moyens d’augmenter les revenus de la Ville ; tellement qu’il y eut de quoy fournir aux nécessités97 ». En pareilles circonstances, le Petit Conseil s’affuble d’entrée du rôle salvateur et quémande « à Messieurs du Petit Conseil de proposer au Deux Cents les moyens qu’il trouvera propres et adouër et approuver tout ce qui au dit Conseil des Deux Cents aura esté ratifié et conclu, et par ce moyen sera evité a cette Compagnie la peine de s’assembler si souvent, qu’il sera possible requis98 ».
25S’il est rapporté que les propositions du Gouvernement furent admises par un vote quasi unanime, une telle unanimité de façade semble bien relever d’un travestissement factuel. Il nous est ainsi permis de remettre en doute la valeur officielle d’une telle homologation puisque nombre de citoyens quittèrent en effet Saint-Pierre sans avoir donné leur suffrage comme l’atteste le Registre du Conseil : « Estant raporté que dimanche dernier le Conseil general estant assemblé, plusieurs de ceux de la ville laisserent à bailler leurs voix et d’autres sortirent à troupes pendant le Conseil, dont pourroyt advenir inconvenient. Pour à quoy obvier a esté arresté que, en attendant qu’on y ayt mis quelque bon ordre, quand on viendra à le tenir les portes demeurent serrees jusques la fin, et qu’on fasse mettre les gens d’un costé pour venir d’un par un donner leurs voix devant Messieurs les sindiques, et se retirer à part, affin que par ce moyen nul ne soyt exempt de dire son avis99 ». Il faut dire que le vote à l’oreille du secrétaire exigeait grand courage pour se détourner de l’avis des magistrats. Si l’Édit de 1570 entérine la légitimité patricienne à user de tous les privilèges, notons au passage que près de 350 citoyens manifesteront en 1578 à travers toute la ville leur opposition.
26En 1570, le gouvernement engage son projet de retirer au Conseil général sa prérogative en matière fiscale, consacrée, nous l’avons dit, par l’usage100. Aux fins d’éviter des lourdeurs administratives liées à la consultation populaire, le Petit Conseil et le Deux-Cents désirent être autorisés par le peuple à augmenter les taxes existantes sur le vin, les halles ou les nouveaux impôts. Or, si le 2 avril 1570, le Conseil général adhère à la proposition, celle-ci s’inscrit dans l’équivoque en raison d’une mesure circonstancielle liée à la guerre contre La Maison de Savoie. En d’autres termes, la promulgation de l’Édit s’entend comme conditionnelle à l'année 1570 et ne se destine point à créer un irréfragable précédent. Et c’est sur cette condition limitative que s’écharperont politiquement les tenants du patriciat et de la bourgeoisie au cours des luttes politiques du XVIIIe siècle, preuve en est l’extraordinaire référencement dont l’Édit de 1570 fera l’objet. Limitée de ce fait à l’année en cours, cette prérogative n’était pas de nature à créer un précédent, mais le gouvernement, quant à lui, l’interprétait sans difficulté et sans gêne comme un Édit irrévocable et perpétuel.
27Consciente des risques de la faillibilité de la politique extérieure, l’opinion collective reconnaît, sans autre forme de procès, la possibilité, pour ne pas dire la nécessité à ce que les Conseils restreints s’occupent de questions sécuritairement périlleuses. Si la labilité des événements sert de motif premier à l’instauration verticale d’une autorité vouée à trancher, il faut dire que le Conseil général, avec sa forme indécise, était mal qualifié pour répondre aux exigences de la situation ; il fallait un corps plus restreint composé de citoyens choisis et prompts à donner des avis utiles et immédiatement applicables. Or cette accentuation des conditions législatives aux Conseils exprime chez les bourgeois bien plus les nécessités d’un temps qu’elle n’atteste la validité d’une posture idéologique. On peut facilement deviner les diverses causes qui incitent les citoyens à modifier leurs institutions. Et d’abord, sans vouloir porter atteinte au Conseil général, ils désiraient sans doute le décharger d’une partie de sa tâche. Ce but pouvait être atteint par deux moyens : augmenter les pouvoirs du Conseil ordinaire ou créer un nouvel organe revêtu d’une autorité supérieure et capable de dénouer dans l’instant la variabilité des occurrences101. En outre et surtout, cette concession s’inscrit à la confluence de troubles majeurs qui entament l’équilibre et l’hygiène politiques entre la fin du XVIe siècle et le début du siècle suivant. L’arrivée massive des évangélistes français et italiens qui fuyaient les persécutions religieuses, la guerre contre la Savoie, dont les répercussions économiques et sociales ne laissent qu’un répit minime à la Cité, constituent les deux occurrences événementielles incitatives d’un tel engagement. La guerre contre la Savoie ainsi que l’intégration des réfugiés participèrent grandement de l’évolution sociale et politique que Genève avait entamée en se soustrayant à l’autorité ducale. Christophe Vuilleumier a montré, dans son étude prosopographique, que le profil des membres du Petit Conseil se modifia entre 1580 et 1652 concurremment à un processus de modernisation des cadres de gouvernance de l’État102. Si le Refuge huguenot initia ces transformations, c’est assurément la guerre contre la Savoie de 1589 qui, in fine, adouba pareille réalisation103. Certes le refuge concourt-t-il par son implémentation au terreau économico-social-politique à la consolidation d’une telle cristallisation, mais il semble bien ressortir que le renforcement du Petit Conseil via l’appropriation de la question fiscale, tient pour l’essentiel aux émulsions relatives à la Guerre contre la Savoie.
28Si la question des Refuges huguenots du XVIe et XVIIe siècles a été l’objet de multiples études, nous mentionnerons seulement ici que c’est à partir de 1548 qu’Henri II engage les persécutions contre les évangélistes de son royaume, propulsant les réfugiés français à s’exiler à Genève, et incitatives par ailleurs d’un bondissement démographique de 10'000 habitants en 1550 à 20'000 en 1560. Corrélativement au processus d’acclimatation, les fils des réfugiés, durant la seconde partie du XVIe siècle, commencèrent à entrer dans les conseils politiques de la cité, au point que « [l]eur présence et celle de leur père avant eux, médecins, avocats ou imprimeurs, devait modifier durablement les assises économiques et culturelles de la société genevoise104 ». Comme le dit Fazy, « [à] partir de 1555, le silence se fait pour de longues années ; plus trace d’opposition, le régime oligarchique s’établit insensiblement, grâce à l’immigration croissante des réfugiés français et italiens qui apportent à Genève l’esprit et les traditions des pays monarchiques. L’usage s’introduit peu à peu de considérer les membres des Conseils comme inamovibles ; les magistrats se garantissent mutuellement leurs sièges. Le patriciat est en voie de formation105 ».
29Aussi l’exigence du monopole fiscal s’explique-t-elle par le souci de pallier le manquement des recettes des campagnes autant d’ailleurs que par l’inhérence des dettes de guerre de la Seigneurie106. En cause ni plus ni moins le besoin de sources de revenus. Dans sa thèse qu’il consacre aux Solidarités financières suisses au XVIe siècle, Martin Körner explique en effet qu’au XVIe siècle, les villes suisses s’enrichissent à mesure que Genève s’endette107. Si Martin Körner a mis en exergue les mutations des structures économiques genevoises à partir de la fin du XVIe siècle en établissant combien la somme des recettes fiscales issues du domaine tertiaire avait tendance à primer les recettes de la campagne108, c’est au cours du XVIIe siècle que Genève noue de façon plus pérenne avec l’avancement du libéralisme économique dans la gestion des affaires publiques et l’apparition de fortunes marchandes couplées aux opérations financières de tout ordre109. Or il n’en demeure pas moins qu’ « économiquement trop conservateur, le milieu des familles gouvernementales de la première partie du XVIIe siècle n’avait que peu suivi l’esprit d’innovation de marchands comme les Burlamacchi, les Calandrini, les Turrettini ou les Fatio qui avaient, pour la plupart, construit l’essentiel de leur fortune sur l’industrie de la soie puis de l’orfèvrerie, de l’horlogerie et de la dorure110 ».
30Dans un écrit intitulé « Tombeau de l’édit de l’an 1570111 », l’auteur, tout enclin à défendre les droits du Conseil général, entend démontrer la pleine invalidité perpétuelle de l’Édit de 1570. Par l’invariance originelle du droit de lever l’impôt, prérogative du peuple, l’auteur avance son argumentaire comme suit : « On répond à cela, que la chose pourroi avoir lieu, s’il n’y avoit pas dans les dites Franchises, un Article particulier, qui reserve aux Citoyens et Bourgeois le droit d’imposer et de faire des levées de deniers ; et si dès les premiers temps de la Ville de Genève jusqu’a l’an 1570. Le Conseil General n’avoit pas joüi par lui-meme constamment et invariablement de ce droit de Regale ; l’Objection prouveroit tout au plus, sans la reserve que nous venons de rapporter que le pouvoir donné aux Syndics, soit au Petit et Grand Conseil, seroit seulement annuel, et non perpetuel112 ». Puis poursuit : « Pour invalider ce Droit, il est inutile de dire, que tout a changé depuis la Réformation, et la compilation des Edits en 1543. par ce qu’il n’est arrivé dans cette époque, aucun changement à la Communauté, ou plutôt au Conseil General qui la représente113 ». À titre d’argument supplémentaire, la bourgeoisie argue qu’en 1496, le 16 avril, le Conseil général a résolument consentit à un impôt sur le vin et le sel, attestant dans cette concession qu’en cas de pénurie, les citoyens sont loin de paraître pour si déraisonnables et indisciplinés. Telle est la preuve que l’Édit s’accompagnait d’une extraordinaire circonstance et rendait en conséquence son temps limité. Fâcheuses circonstances dit la bourgeoisie que sont les « bruits de Guerre114 » et bien que la Peste fût réellement attestée, elle ne perdurera pas jusqu’en 1572, il s’agit là d’exagérations manifestes dont le patriciat est politiquement l’instigateur. « D’ailleurs, si la peste ne régnait pas en 1570, quelle était cette peine, quelle étaient ces difficultés, qu’il y auroit en a s’assembler si souvent qu’il serait possible requis ? A la vérité, il est vraisemblable qu’on prit pour cette assemblée toutes les précautions imaginables, et un intervalle de tems le moins dangereux : effectivement le Registre porte, que pendant les premieurs moins de l’année 1570, la peste si calme, mais qu’elle reomme à pulluler fortement dès la fin d’Octobre115 ».
311570 exprime, à en croire tout du moins la frange bourgeoise, pour un temps seulement la nécessité d’une délégation, et il ne faudrait point se compromettre en faisant de ce juridique palliatif l’assurance d’un avenir immuable. La bourgeoisie affirme que l’Édit de 1570 implicite dans le processus de délégation la preuve que les impôts sont une affaire d’importance, et que l’Édit ne peut avoir d’autre sens. Et pour ce faire, ceux-ci expliquent qu’en 1364 déjà, le Conseil général était disposé à se réunir et à décider de « questions importantes ». En outre, la bourgeoisie rétorquera ultérieurement qu’en 1712, lors de la révision « constitutionnelle » qui a aboli les Conseils généraux quinquennaux, le gouvernement a fait promesse de recourir à l’approbation populaire relativement « aux affaires importantes ». Et parmi ses affaires dites importantes, la bourgeoisie considère les fortifications comme entrant imparablement dans cette catégorie. Certes, concèdent les bourgeois, la cherté des vivres, la cessation du commerce, les dispendieuses sommes de la Guerre exigent des compromissions sérieuses, mais là tient en somme et uniquement le droit de cette délégation fiscale. À situations exceptionnelles, remèdes singuliers !
32Le dessein de cette soumission vise dans la langue argumentative patricienne à éviter le rassemblement du Conseil général, perçu comme cohorte indisposée à mesurer les tenants et aboutissants d’une telle charge. S’il est certes malaisé de s’assembler en grand nombre, et s’il faut convenir que la bourgeoisie s’accorde sur ce présupposé, celle-ci ne l’envisage pas de façon irrévocable116. C’est parce qu’il est délicat de s’assembler que tient la raison du caractère révocable et passager ; voilà la preuve que l’Édit de 1570 est prévisionnel. Outre, « en l’Edit de 1570, la volonté des Conseils n’est point exprimée d’une manière claire et evidente, ni dans les termes convenables pour demander au Conseil General, le pouvoir de mettre des Impôts a perpétuité d’une manière irrévocable117 ». La cession d’un tel droit de régale exigeait d’en assumer l’expression d’une façon précise et évidente, or le présent Édit ne dit rien à propos et c’est bien pourquoi pour la bourgeoisie, l’Édit de 1570 ne saurait être légitime Addition aux Édits de 1568. Puis l’auteur avance le poids d’un argument historique : « L’Edit de 1570. a été, dit-on, inféré au corps des Edits imprimés en 1707. par conséquent les Citoyens et Bourgeois ont promis de l’observer et de s’y soumettre : Mais on repond ; les Citoyens et Bourgeois ont ils fait inferer l’Edit de 1570. au corps des Edits en 1707. l’ont-ils requis ? en ont-ils été avertis ? Au contraire ne devoient-ils pas présumer que cet Edit ne s’y trouveroit pas ? puisqu’ils n’en avoient aucune connaissance, et qu’il fut statué et arrêté en 1707. Touchant l’impression des Edits… En effet, les Citoyens et Bourgeois ne devoient s’attendre de voir dans le corps des Edits, un Edit qui étoit tout-a-fait tombé dans l’oubli118 ». Observation supplémentaire : Gautier, dans son histoire de Genève119, ne trouve nulle pertinence à s’arrêter ni d’ailleurs à mentionner l’existence de l’Édit de 1570 : « Monsieur Gautier finit ainsi la notte sur les Edits de 1568. L’Histoire de Genève a été imprimée en 1730. Parait-il que le Commentateur et les Membres du Conseil qui étoient préposez pour examiner cette Histoire, ayent pensé le moins du monde à l’Addition de l’Edit de 1570. Cependant dans l’Avertissement des Librairies qui est à la tête de cette Histoire de Monsieur Spon. Quel fait plus important (pour être omis totalement dans l’Histoire de Geneve) que l’Edit de 1570. qui selon les Conseils, ôte au Conseil General le droit de mettre des Impots pour le mettre irrévocablement aux 200120 ». Si l’Édit de 1570 n’est pas répertorié dans les Édits Manuscrits ni dans les Histoires de Genève, pareille absence nominative atteste d’elle-même la relativité de son caractère, assure la bourgeoisie. En face, le patriciat stipule quant à lui que nul n’a remis en cause sa formelle validation jusqu’alors et se croit de la sorte tolérer à tabler sur son usage invariable. Pour la bourgeoisie donc, « l’Edit n’est pas perpétuel121 », dans la mesure où le peuple ne s’est pas privé du droit de mettre les impôts, il en a délégué l’exercice à ces Conseils au dessein de nécessités pressantes, mais demeure originellement titulaire des droits de l’Évêque dont les Franchises ne sont autres que la transcription juridique de cette fidélité historique.
33Dans l’agglutinement constant de l’autorité politique, il serait ainsi présomptueux d’y voir une continuité oligarchique dépourvue d’opposition, tant les Genevois avaient conservé un esprit contestataire. Le 6 novembre 1576, on lisait sur la muraille de l’évêché un placard ainsi conçu : « L’ordre ou plustot désordre cy devant prattiqué en la création des Sydiques et Lieutenant, faisant infailliblement retourner les susdicts honneurs à certaines personnes, ne vault rient et tend à ériger une principaulté opposée à l’estat populaire122 ». Alors que le Petit Conseil s’était érigé l’autorité suprême en matière financière et judiciaire, détenant en outre le pouvoir d’accroître les revenus de l’État en soumettant au Conseil des Deux-Cents ses propositions d’augmentation des taxes existantes ou d’établissement d’impôts nouveaux, cette inflexion n’allait pas sans résistance et c’est l’helléniste Casaubon qui éructe contre une telle appropriation en 1603, la même année où Jacques de La Maisonneuve émit la proposition de laisser au Petit Conseil une autonomie de décision dans ses mesures destinées à participer du bien de l’État. Peu de temps après, « plusieurs personnes reprochèrent aux magistrats de s’arroger des droits qui ne leur appartenaient pas, en choisissant de leur seule autorité entre la guerre et la paix, d’établir des impôts auxquels échappaient aisément les magistrats, et de ne pas remplir les greniers publics afin que les marchands qui avaient de grandes quantités de blé puissent les vendre avec de gros profits. La Compagnie, prise à témoin par les bourgeois et les citoyens n’appartenant à aucun corps politique, intervint en leur faveur auprès des Ving-cinq. Ceux-ci décidèrent alors d’envoyer officieusement auprès des ministres deux de ses membres, Jacques Lect et Jean Dupan. Les deux conseillers se rendirent le 18 décembre 1603 chez Théodore de Bèze où ils rencontrèrent les pasteurs afin d’aplanir ces troubles123 ».
34En janvier 1578, Botellier, ce « patriote éclairé124 » à en croire Fazy, et par ailleurs membre du Deux-Cents, présente hardiment au Petit Conseil une requête remplie d’un plan de réformes. Suivant Botellier, Genève est constituée « en état de démocratie » et c’est en vertu de ce principe qu’il suggère l’élargissement du cercle de la magistrature et portant atteinte au principe de l’inamovibilité dont l’enracinement passait pour évidence tout en prônant l’autonomisation de l’élection et le refus du pouvoir dictatorial du Petit Conseil. À l’irritation que suscite l’initiative, le Deux-Cents repousse la tentative vaillante de Botellier en arguant que le changement dont Bottelier entend la réalisation est susceptible d’une dangerosité qui n’aurait d’autre nom que l’effondrement politique. En d’autres termes, le Conseil joue la stabilité contre l’innovation. Botellier dut finalement demander pardon à genoux pour son insolence devant le Petit Conseil125.
35Si 1570 poursuit la désagrégation des prérogatives du Conseil général, cette tendance s’énonce également par le fait que ses arrêts tendent, depuis la fin du XVIe siècle, à remplacer les Édits du Conseil général et à devenir la source première du droit genevois, en 1584, il fut même sérieusement question de le supprimer ; certains commissaires chargés de la révision de l’Édit politique réclament que le Deux-Cents puisse jouir seul du pouvoir législatif126, du droit de conclure des alliances, de faire la paix ou de déclarer la guerre, suggérant que le Conseil général se voit dépouillé du droit traditionnel d’élire les principaux magistraux. Si par peur d’une réaction du peuple trop virulente, le gouvernement renonce à ce dépouillement, la teneur d’un tel fléchissement avait fini par prendre force comme l’atteste l’historien Picot127. Dès cet instant, le Conseil général ne s’assemble plus que deux fois l’an lors d’élection des principaux magistrats et ce jusqu’en 1707 pour que le Conseil général se réunisse en séances extraordinaires.
36De même que les divers Conseils avaient peu à peu supplanté le Conseil général, le Petit Conseil prit cette habitude pendant la guerre de 1589 à 1593, à se passer du Soixante et du Deux-Cents. « Tant que dura la guerre, nul ne songea à protester contre la prépondérance exclusive du Petit Conseil ; mais, lorsque le danger extérieur sembla s’éloigner, le CC s’aperçut qu’on avait perdu l’habitude de le convoquer128 ». Quand bien même le Deux-Cents n’avait pas formé objection face à l’amoindrissement du Conseil général, celui-ci ne trouve nul acoquinement à se laisser amoindrir lui-même dit Gautier, lui qui « souhaitait être convoqué plus souvent qu’il ne l’avait été par le passé et que, selon les anciennes coutumes, on lui fit part des affaires de quelques conséquences, et en participer de tout ce qu’on apprendrait par rapport aux négociations de la paix129 ».
Conclusion
37Fonctionnellement important dans le domaine judiciaire et législatif, le Petit Conseil apparaît à ce titre comme « le ressort le plus important dans le mécanisme de l’ancienne constitution genevoise130 » ; ainsi obtient-il en 1603 la permission de se réunir mensuellement en temps de paix et plus fréquemment encore en cas de guerre131. Comme le relève Gustave Vaucher, « le Petit Conseil se trouvait néanmoins dans une position difficile dont le Deux-Cents, en conflit avec lui depuis 1597, profita. Au début de 1603, le Deux-Cents s’était donné le droit de s’assembler une fois par semaine en temps de guerre, une fois par mois en temps de paix, et il avait repris pour ses membres le droit individuel d’initiative, aboli en 1543 ; enhardi par ses succès, après une discussion qui dura un an, il arracha au Petit Conseil le jugement en dernier ressort des causes civiles132 ». En somme et de manière conclusive, « [l]e XVIIe siècle marque pour Genève le point culminant du régime aristocratique. Le privilège des familles patriciennes est officiellement reconnu133 ».
38En outre, « [l]’affirmation de l’aristocratie genevoise se traduisit non seulement par l’exercice de l’autorité politique, mais encore par l’accumulation de domaines et l’obtention du titre de seigneur ; pouvoir séjourner à la campagne, mis à part ses agréments, était un moyen de manifester un statut social, un genre de vie noble134 ». Si pareils motifs extérieurs donnent gage du glissement de plus en plus adéquat à l’intégration sociale, ceux-ci se répercutent à hauteur d’une véritable absorption sociale. Aux XVIe et XVIIe siècles, l’essentiel du travail législatif consistera à complémenter les Édits civils, le XVIIe siècle n’offre quant à lui pas de revirement politique considérable, il est le siècle de la continuité, bien que les Édits furent remaniés à nouveau en 1603 et 1635 pour consacrer plus encore un régime d’obédience patricien. Dès cette période, « les relations entre les Conseils, loin d’évoluer au profit du Petit Conseil, s’orienteront au contraire vers le renforcement des pouvoirs du Conseil des Deux-Cents, qui dépouillera notamment le Petit Conseil d’une de ses prérogatives majeures en matière judiciaire, la compétence de juger des causes civiles en dernier ressort135 ». Mais toute à sa posture condescendante, le régime aristocratique s’engageait de lui-même sur la voie de l’exagération et des abus flagrants qui, invariablement appelaient, de par cette funeste compromission, la délégitimation de son autorité : l’esprit de favoritisme, les liens de connivence, l’autorité politique pétrit de supériorité périt de sa trop grande impétuosité. La compromission était telle que le début de la première moitié du XVIIIe siècle sonnait la première incartade significative à l’érosion de son socle politique jusqu’ici indéboulonnable.
39Or si les troubles du XVIIIe siècle questionneront la teneur perpétuelle de l’Édit de 1570, les bourgeois n’ont pas l’intention de se rendre complices d’un fatal revirement, mais postulent plus exactement à la reconnaissance de leurs droits ; car c’est moins à l’extension subversive de nouvelles prérogatives qu’à la légitimité historique de ses revendications que tient l’emballement démocratique à l’aube de l’affaire Pierre Fatio et dont les controverses en lien avec le domaine fiscal perdureront jusqu’à la crise de 1734-1738. Dans le caractère intemporel qu’ils reconnaissent aux Édits, les bourgeois éprouvent une déférente soumission et un attachement sincère qui les reliaient à l’originelle structure de la République genevoise et s’accordent sans difficulté avec le patriciat sur ce fait, au même titre qu’ils intègrent, tout comme le patriciat, le discours jusnaturaliste émergeant sous l’impact de Pufendorf, illustratif de l’ambivalence théorique dont le débat politique genevois fera l’objet. Comme le note Sautier, « [c]e sera d’ailleurs moins un débat opposant deux systèmes politiques différents que deux interprétations divergentes de l’évolution des institutions à Genève. La bourgeoisie ne cherche pas à s’emparer du pouvoir pour lui substituer une autre forme d’autorité, elle veut simplement contenir celui qui est en place dans la règle formulée par les Édits ancestraux dont elle cherche à retrouver le sens premier136».